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ALI-RODOLPHE, OU LE TURC PAR NÉCESSITÉ.

Mais nous ne faisons pas de tragédie, et, malgré le besoin que nous avons d’un confident, il faut nous en passer.

Notre héros n’est point ce qu’il paraît être, le turban ne fait pas le Turc. Ce jeune homme est notre ami Rodolphe recueilli par son oncle, pour lequel il rédige actuellement un manuel du Parfait Fumiste. En effet, M. Monetti, passionné pour son art, avait consacré ses jours à la fumisterie. Ce digne piémontais avait arrangé pour son usage une maxime faisant à peu près pendant à celle de Cicéron, et dans ses beaux moments d’enthousiasme, il s’écriait : Nascuntur poê… liers. Un jour, pour l’utilité des races futures, il avait songé à formuler un code théorique des principes d’un art dans la pratique duquel il excellait, et il avait, comme nous l’avons vu, choisi son neveu pour encadrer le fond de ses idées dans la forme qui pût les faire comprendre. Rodolphe était nourri, couché, logé, etc… et devait, à l’achèvement du Manuel, recevoir une gratification de cent écus.

Dans les premiers jours, pour encourager son neveu au travail, Monetti lui avait généreusement fait une avance de cinquante francs. Mais Rodolphe, qui n’avait point vu une pareille somme depuis près d’un an, était sorti à moitié fou, accompagné de ses écus, et il resta trois jours dehors : le quatrième il rentrait, seul !

Monetti, qui avait hâte de voir achever son Manuel, car il comptait obtenir un brevet, craignait de nouvelles escapades de son neveu ; et pour le forcer à travailler, en l’empêchant de sortir, il lui enleva ses vêtements et lui laissa en place le déguisement sous lequel nous l’avons vu tout à l’heure.

Cependant, le fameux Manuel n’en allait pas moins piano, piano, Rodolphe manquant absolument des cordes nécessaires à ce genre de littérature. L’oncle se vengeait de cette indifférence paresseuse en matière de cheminées, en faisant subir à son neveu une foule de misères. Tantôt il lui abrégeait ses repas, et souvent il le privait de tabac à fumer.

Un dimanche, après avoir péniblement sué sang et encre sur le fameux chapitre des Ventouses, Rodolphe brisa sa plume qui lui brûlait les doigts, et s’en alla se promener dans son parc.

Comme pour le narguer et exciter encore son envie, il