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LES AMOURS DE CARÊME.

Deux heures après, Rodolphe et sa compagne étaient arrêtés devant une maison de la rue Saint-Denis.

— C’est ici que je demeure, dit la jeune fille.

— Eh bien, chère Louise, quand vous reverrai-je, et où ?

— Chez vous, demain soir, à huit heures.

— Bien vrai ?

— Voilà ma promesse, répondit Louise en tendant ses joues fraîches à Rodolphe qui mordit à même dans ces beaux fruits mûrs de jeunesse et de santé.

Rodolphe rentra chez lui ivre fou.

— Ah ! dit-il en parcourant sa chambre à grands pas, ça ne peut pas se passer comme ça ; il faut que je fasse des vers.

Le lendemain matin, son portier trouva dans la chambre une trentaine de feuilles de papier en tête desquelles s’étalait avec majesté cet alexandrin solitaire :

Ô l’amour ! ô l’amour ! prince de la jeunesse !


Ce jour-là, le lendemain, contre ses habitudes, Rodolphe s’était réveillé de fort bonne heure, et, bien qu’ayant peu dormi, il se leva sur-le-champ.

— Ah ! s’écria-t-il, c’est donc aujourd’hui le grand jour… Mais douze heures d’attente… Avec quoi combler ces douze éternités ?…

Et comme son regard était tombé sur son bureau, il lui sembla voir frétiller sa plume qui avait l’air de lui dire : Travaille ?

— Ah ! bien oui, travaille, foin de la prose !… Je ne veux pas rester ici, ça pue l’encre.

Il fut s’installer dans un café où il était sûr de ne point rencontrer d’amis.

— Ils verraient que je suis amoureux, pensa-t-il, et me plumeraient d’avance mon idéal.

Après un repas très-succinct, il courut au chemin de fer et monta dans un wagon.

Au bout d’une demi-heure, il était dans les bois de Ville-Avray.

Rodolphe se promena toute la journée, lâché à travers la nature rajeunie, et ne revint à Paris qu’au tomber de la nuit.

Après avoir fait mettre en ordre le temple qui allait rece-