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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

à trouver une femme… Nous allons faire le tour du bal, et la première que je vous montrerai, vous irez lui dire que je l’aime.

— Pourquoi n’allez-vous pas le lui dire vous-même ? répondit Alexandre avec sa superbe basse nasale.

— Eh ! mon cher, dit Rodolphe, je vous assure que j’ai tout à fait oublié comment on s’y prend pour dire ces choses-là. De tous mes romans d’amour, ce sont mes amis qui ont écrit la préface, et quelques-uns même le dénoûment. Je n’ai jamais su commencer.

— Il suffit de savoir finir, dit Alexandre ; mais je vous comprends. J’ai vu une jeune fille qui aime le hautbois, vous pourrez peut-être lui convenir.

— Ah ! reprit Rodolphe, je voudrais bien qu’elle eût des gants blancs et des yeux bleus.

— Diable ! des yeux bleus, je ne dis pas… mais les gants… vous savez qu’on ne peut pas avoir tout à la fois… Cependant, allons dans le quartier de l’aristocratie.

— Tenez, dit Rodolphe en entrant dans le salon où se tiennent les élégantes du lieu, en voici une qui paraît bien douce… et il indiquait une jeune fille assez élégamment mise qui se tenait dans un coin.

— C’est bon ! répondit Alexandre, restez un peu en arrière ; je vais lui lancer pour vous le brûlot de la passion. Quand il faudra venir… je vous appellerai.

Pendant dix minutes, Alexandre entretint la jeune fille qui, de temps en temps, partait en joyeux éclats de rire et finit par lancer à Rodolphe un sourire qui voulait assez dire : Venez, votre avocat a gagné la cause.

— Allez donc, dit Alexandre, la victoire est à nous, la petite n’est sans doute pas cruelle ; mais ayez l’air naïf pour commencer.

— Vous n’avez pas besoin de me recommander cela.

— Alors, passez-moi un peu de tabac, dit Alexandre, et allez vous asseoir près d’elle.

— Mon Dieu ! dit la jeune fille, quand Rodolphe eut pris place à ses côtés, comme votre ami est drôle, il parle comme un cor de chasse.

— C’est qu’il est musicien, répondit Rodolphe.