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UN ENVOYÉ DE LA PROVIDENCE.

— Vous êtes élève de Vernet ? dit Blancheron.

— Oui, monsieur, je m’en vante. Horreur, murmura-t-il en lui-même, je renie mes dieux.

— Il y a de quoi, jeune homme, reprit le délégué en endossant la robe de chambre qui avait une si noble origine.

— Accroche l’habit de monsieur au porte-manteau, dit Schaunard à son ami avec un clignement d’yeux significatif.

— Dis donc, murmura Marcel en se jetant sur sa proie et en désignant le Blancheron, il est bien bon ! si tu pouvais en garder un morceau ?

— Je tâcherai ! mais ce n’est pas ça, habille-toi vite et file. Sois de retour à dix heures, je le garderai jusque-là. Surtout rapporte-moi quelque chose dans tes poches.

— Je t’apporterai un ananas, dit Marcel en se sauvant.

Il s’habilla à la hâte. L’habit lui allait comme un gant, puis il sortit par la seconde porte de l’atelier.

Schaunard s’était mis à la besogne. Comme la nuit était tout à fait venue, M. Blancheron entendit sonner six heures et se souvint qu’il n’avait pas dîné. Il en fit la remarque au peintre.

— Je suis dans le même cas ; mais, pour vous obliger, je m’en passerai ce soir. Pourtant j’étais invité dans une maison du faubourg Saint-Germain, dit Schaunard. Mais nous ne pouvons pas nous déranger, ça compromettrait la ressemblance.

Il se mit à l’œuvre.

— Après ça, dit-il tout à coup, nous pouvons dîner sans nous déranger. Il y a en bas un excellent restaurant qui nous montera ce que nous voudrons.

Et Schaunard attendit l’effet de son trio de pluriels.

— Je partage votre idée, dit M. Blancheron, et en revanche j’aime à croire que vous me ferez l’honneur de me tenir compagnie à table.

Schaunard s’inclina.

— Allons, se dit-il à lui-même, c’est un brave homme, un véritable envoyé de la Providence. Voulez-vous faire la carte ? demanda-t-il à son amphitryon.

— Vous m’obligerez de vous charger de ce soin, répondit poliment celui-ci.