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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

— Tiens ! C’est donc comme le sucre ?

— Absolument.

— Va donc pour cinquante francs, dit M. Blancheron.

— Vous avez tort, pour dix francs de plus vous auriez les mains, dans lesquelles je placerais votre brochure sur la question sucrière, ce qui serait flatteur.

— Ma foi, vous avez raison.

— Sacrebleu ! dit en lui-même Schaunard, s’il continue, il va me faire éclater, et je le blesserai avec un de mes morceaux.

— As-tu remarqué ? Lui glissa Marcel à l’oreille.

— Quoi ?

— Il a un habit noir.

— Je comprends et je coupe dans tes idées. Laisse-moi faire.

— Eh bien ! Monsieur, dit le délégué, quand commencerons-nous ? Il ne faudrait pas tarder, car je pars prochainement.

— J’ai moi-même un petit voyage à faire ; après-demain je quitte Paris. Donc, si vous le voulez, nous allons commencer tout de suite. Une bonne séance avancera la besogne.

— Mais il va bientôt faire nuit, et on ne peut pas peindre aux lumières, dit M. Blancheron.

— Mon atelier est disposé pour qu’on puisse travailler à toute heure… reprit le peintre. Si vous voulez ôter votre habit et prendre la pose, nous allons commencer.

— Ôter mon habit ! Pourquoi faire ?

— Ne m’avez-vous pas dit que vous destiniez votre portrait à votre famille ?

— Sans doute.

— Eh bien, alors, vous devez être représenté dans votre costume d’intérieur, en robe de chambre. C’est l’usage d’ailleurs.

— Mais je n’ai pas de robe de chambre ici.

— Mais j’en ai, moi. Le cas est prévu, dit Schaunard en présentant à son modèle un haillon historié de taches de peintures et qui fit tout d’abord hésiter l’honnête provincial.

— Ce vêtement est bien singulier, dit-il.

— Et bien précieux, répondit le peintre. C’est un vizir turc qui en a fait présent à M. Horace Vernet, qui me l’a donné à moi. Je suis son élève.