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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.


II

UN ENVOYÉ DE LA PROVIDENCE


Schaunard et Marcel, qui s’étaient vaillamment mis à la besogne dès le matin, suspendirent tout à coup leur travail.

— Sacrebleu ! qu’il fait faim ! dit Schaunard ; et il ajouta négligemment : Est-ce qu’on ne déjeune pas aujourd’hui ?

Marcel parut très-étonné de cette question, plus que jamais inopportune.

— Depuis quand déjeune-t-on deux jours de suite ? dit-il. C’était hier jeudi.

Et il compléta sa réponse en désignant de son appui-main ce commandement de l’Église :


« Vendredi chair ne mangeras,
Ni autre chose pareillement. »

Schaunard ne trouva rien à répondre et se mit à son tableau, lequel représentait une plaine habitée par un arbre rouge et un arbre bleu qui se donnent une poignée de branches. Allusion transparente aux douceurs de l’amitié, et qui ne laissait pas en effet que d’être très-philosophique.

En ce moment, le portier frappa à la porte. Il apportait une lettre pour Marcel.

— C’est trois sous, dit-il.

— Vous êtes sûr ? répliqua l’artiste. C’est bon, vous nous les devrez.

Et il lui ferma la porte au nez.

Marcel avait pris la lettre et rompu le cachet. Aux premiers mots, il se mit à faire dans l’atelier des sauts d’acrobate et entonna à tue-tête la célèbre romance suivante, qui indiquait chez lui l’apogée de la jubilation :


Y’avait quat’ jeunes gens du quartier,

Ils étaient tous les quat’ malades ;
On les a m’nés à l’Hôtel-Dieu

Eu ! eu ! eu ! eu !