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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

l’obstiné Mouton. Murat, qui travaillait dans une cave, quoi ! Eh bien, une supposition. Est-ce que les Bourbons n’ont pas bien fait de le guillotiner, puisqu’il avait trahi ?

— Qui ? guillotiné ! trahi ! quoi ? s’écria Rodolphe en empoignant à son tour M. Mouton par le bouton de sa redingote.

— Eh bien Marat…

— Mais non, mais non, Monsieur Mouton, Murat. Entendons-nous, sacrebleu !

— Certainement. Marat, une canaille. Il a trahi l’empereur en 1815. C’est pourquoi je dis que tous les journaux sont les mêmes, continua M. Mouton en rentrant dans la thèse de ce qu’il appelait une explication. Savez-vous ce que je voudrais, moi, monsieur Rodolphe ? Eh bien, une supposition… Je voudrais un bon journal… Ah ! Pas grand… Bon ! et qui ne ferait pas de phrases… Là !

— Vous êtes exigeant, interrompit Rodolphe. Un journal sans phrases !

— Eh bien, oui ; suivez mon idée.

— Je tâche.

— Un journal qui dirait tout simplement la santé du roi et les biens de la terre. Car, enfin, à quoi cela sert-il, toutes vos gazettes, qu’on n’y comprend rien ? Une supposition : Moi je suis à la mairie, n’est-ce pas ? Je tiens mon registre, bon ! Eh bien, c’est comme si on venait me dire : Monsieur Mouton, vous inscrivez les décès, eh bien, faites ci, faites ça. Eh bien, quoi, ça ? quoi, ça ? quoi ! ça ? Eh bien, les journaux, c’est la même chose, acheva-t-il pour conclure.

— Évidemment, dit un voisin qui avait compris.

Et M. Mouton, ayant reçu les félicitations de quelques habitués qui partageaient son avis, alla reprendre sa partie de dominos.

— Je l’ai remis à sa place, dit-il en indiquant Rodolphe, qui était retourné s’asseoir à la même table où se trouvaient Schaunard et Colline.

— Quelle buse ! dit celui-ci aux deux jeunes gens en leur désignant l’employé.

— Il a une bonne tête, avec ses paupières en capote de cabriolet et ses yeux en boule de loto, fit Schaunard en tirant un brûle-gueule merveilleusement culotté.