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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

enveloppée d’un rhume de cerveau. Ah ! bah ! tant pis !… Continuons à noyer ma jeune fille.

Et tandis que ses doigts tourmentaient le clavier palpitant, Schaunard, l’œil allumé, l’oreille tendue, poursuivait sa mélodie, qui, pareille à un sylphe insaisissable, voltigeait au milieu du brouillard sonore que les vibrations de l’instrument semblaient dégager dans la chambre.

— Voyons maintenant, reprit Schaunard, comment ma musique s’accroche avec les paroles de mon poëte.

Et il fredonna d’une voix désagréable ce fragment de poésie employée spécialement pour les opéras-comiques et les légendes de mirliton :

La blonde jeune fille,
Vers le ciel étoilé,
En ôtant sa mantille,
Jette un regard voilé ;
Et dans l’onde azurée
Du lac aux flots d’argent....
............

— Comment, comment ! fit Schaunard transporté d’une juste indignation, l’onde azurée d’un lac d’argent, je ne m’étais pas encore aperçu de celle-là, c’est trop romantique à la fin, ce poëte est un idiot, il n’a jamais vu d’argent ni de lac. Sa ballade est stupide, d’ailleurs ; la coupe des vers me gênait pour ma musique ; à l’avenir je composerai mes poëmes moi-même, et pas plus tard que tout de suite ; comme je me sens en train, je vais fabriquer une maquette de couplets pour y adapter ma mélodie.

Et Schaunard, prenant sa tête entre ses deux mains, prit l’attitude grave d’un mortel qui entretient des relations avec les Muses.

Au bout de quelques minutes de ce concubinage sacré, il avait mis au monde une de ces difformités que les faiseurs de libretti appellent avec raison des monstres, et qu’ils improvisent assez facilement pour servir de canevas provisoire à l’inspiration du compositeur.

Seulement le monstre de Schaunard avait le sens commun, et exprimait assez clairement l’inquiétude éveillée dans son esprit par l’arrivée brutale de cette date : le 8 avril.