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ÉPILOGUE DES AMOURS DE RODOLPHE ET DE MIMI.

Il ne suffit point de mettre un paletot d’été dans le mois de décembre pour avoir du talent ; on peut être un poëte ou un artiste véritable en se tenant les pieds chauds et en faisant ses trois repas. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, si l’on veut arriver à quelque chose, il faut toujours prendre la route du lieu commun. Ce discours t’étonne peut-être, ami Rodolphe, tu vas dire que je brise mes idoles, tu vas m’appeler corrompu, et cependant ce que je te dis est l’expression de ma pensée sincère. À mon insu, il s’est opéré en moi une lente et salutaire métamorphose : la raison est entrée dans mon esprit, avec effraction, si tu veux, et malgré moi peut-être ; mais elle est entrée enfin, et m’a prouvé que j’étais dans une mauvaise voie et qu’il y aurait à la fois ridicule et danger à y persévérer. En effet, qu’arrivera-t-il si nous continuons l’un et l’autre ce monotone et inutile vagabondage ? Nous arriverons au bord de nos trente ans, inconnus, isolés, dégoûtés de tout et de nous-mêmes, pleins d’envie envers tous ceux que nous verrons arriver à un but, quel qu’il soit, obligés pour vivre de recourir aux moyens honteux du parasitisme, et n’imagine pas que ce soit là un tableau de fantaisie que j’invoque exprès pour t’épouvanter. Je ne vois pas systématiquement l’avenir en noir, mais je ne le vois pas en rose non plus ; je vois juste. Jusqu’à présent, l’existence que nous avons menée nous était imposée ; nous avions l’excuse de la nécessité. Aujourd’hui nous ne serions plus excusables ; et si nous ne rentrons pas dans la vie commune, ce sera volontairement, car les obstacles contre lesquels nous avons eu à lutter n’existent plus.

— Ah çà ! dit Rodolphe, où veux-tu en venir ? à quel propos et à quoi bon cette mercuriale ?

— Tu me comprends parfaitement, répondit Marcel avec le même accent sérieux ; tout à l’heure, ainsi que moi, je t’ai vu envahi par des souvenirs qui te faisaient regretter le temps passé : tu pensais à Mimi comme moi je pensais à Musette ; tu aurais voulu, comme moi, avoir ta maîtresse à tes côtés. Eh bien, je dis que nous ne devons plus ni l’un ni l’autre songer à ces créatures ; que nous n’avons pas été créés et mis au monde uniquement pour sacrifier notre existence à ces Manons vulgaires, et que le chevalier Desgrieux qui est si beau, si vrai et si poétique, ne se sauve du ridi-