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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

bres voisines de la leur. Allons, pensons à autre chose, et que ce soit la dernière fois.

— C’est ce que nous disons toujours, et pourtant… fit Rodolphe en retournant à sa rêverie.

— Et pourtant nous y revenons sans cesse, reprit Marcel. Cela tient à ce que, au lieu de chercher franchement l’oubli, nous faisons des choses les plus futiles des prétextes pour rappeler le souvenir ; cela tient surtout à ce que nous nous obstinons à vivre dans le même milieu où ont vécu les créatures qui ont fait si longtemps notre tourment. Nous sommes les esclaves d’une habitude, moins que d’une passion. C’est cette captivité qu’il faut rompre, ou nous nous épuiserons dans un esclavage ridicule et honteux. Eh bien, le passé est passé, il faut briser les liens qui nous y rattachent encore ; l’heure est venue d’aller en avant sans plus regarder en arrière ; nous avons fait notre temps de jeunesse, d’insouciance et de paradoxe. Tout cela est très-beau, on en ferait un joli roman ; mais cette comédie des folies amoureuses, ce gaspillage des jours perdus avec la prodigalité des gens qui croient avoir l’éternité à dépenser, tout cela doit avoir un dénoûment. Sous peine de justifier le mépris qu’on ferait de nous, et de nous mépriser nous-mêmes, il ne nous est pas possible de continuer à vivre encore longtemps en marge de la société, en marge de la vie presque. Car enfin, est-ce une existence que celle que nous menons ? et cette indépendance, cette liberté de mœurs dont nous nous vantons si fort, ne sont-ce pas là des avantages bien médiocres ? La vraie liberté, c’est de pouvoir se passer d’autrui et d’exister par soi-même ; en sommes-nous là ? Non ! Le premier gredin venu, dont nous ne voudrions pas porter le nom pendant cinq minutes, se venge de nos railleries et devient notre seigneur et maître le jour où nous lui empruntons cent sous, qu’il nous prête après nous avoir fait dépenser pour cent écus de ruses ou d’humilité. Pour mon compte, j’en ai assez. La poésie n’existe pas seulement dans le désordre de l’existence, dans les bonheurs improvisés, dans des amours qui durent l’existence d’une chandelle, dans des rébellions plus ou moins excentriques contre les préjugés qui seront éternellement les souverains du monde : on renverse plus facilement une dynastie qu’un usage, fût-il même ridicule.