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ÉPILOGUE DES AMOURS DE RODOLPHE ET DE MIMI.

— Va donc, fit Marcel, j’ai une faim caniche ! je t’attends là.

Rodolphe monta au café, où il connaissait du monde. Un monsieur, qui venait de gagner trois cents francs en dix tours de bouillotte, se fit un véritable plaisir de prêter au poëte une pièce de quarante sous, qu’il lui offrit enveloppée dans cette mauvaise humeur que donne la fièvre du jeu. Dans un autre instant et ailleurs qu’autour d’un tapis vert, il aurait peut-être prêté quarante francs.

— Eh bien ? demanda Marcel en voyant redescendre Rodolphe.

— Voici la recette, dit le poëte en montrant l’argent.

— Une croûte et une goutte, fit Marcel.

Avec cette somme modique, ils trouvèrent cependant le moyen d’avoir du pain, du vin, de la charcuterie, du tabac, de la lumière et du feu.

Ils rentrèrent dans l’hôtel garni où ils habitaient chacun une chambre séparée. Le logement de Marcel, qui lui servait d’atelier, étant le plus grand, fut choisi pour la salle du festin, et les amis y firent en commun les apprêts de leur Balthasar intime.

Mais à cette petite table où ils s’étaient assis, auprès de ce feu où les bûches humides d’un mauvais bois flotté se consumaient sans flamme et sans chaleur, vint s’asseoir et s’attabler, convive mélancolique, le fantôme du passé disparu.

Ils restèrent, pendant une heure au moins, silencieux et pensifs, tous deux sans doute préoccupés de la même idée et s’efforçant de la dissimuler. Ce fut Marcel le premier qui rompit le silence.

— Voyons, dit-il à Rodolphe, ce n’est pas là ce que nous nous étions promis.

— Que veux-tu dire ? fit Rodolphe.

— Eh ! mon Dieu ! répliqua Marcel, vas-tu pas feindre avec moi maintenant ! Tu songes à ce qu’il faut oublier, et moi aussi, parbleu… Je ne le nie pas.

— Eh bien, alors…

— Eh bien, il faut que ce soit la dernière fois. Au diable les souvenirs qui font trouver le vin mauvais et nous rendent tristes quand tout le monde s’amuse ! s’écria Marcel en faisant allusion aux cris joyeux qui s’échappaient des cham-