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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

des tours de force ; figure-toi que ça remonte le courant d’un torrent à pic aussi facilement que nous accepterions une invitation à souper ou deux. J’ai failli en manger.

— Et là-bas, ces gros fruits dorés à cône, dont le feuillage ressemble à une panoplie de sabres sauvages, on appelle ça des ananas, c’est la pomme de reinette des tropiques.

— Ça m’est égal, répondit Marcel, en fait de fruits je préfère ce morceau de bœuf, ce jambon ou ce simple jambonneau cuirassé d’une gelée transparente comme de l’ambre.

— Tu as raison, reprit Rodolphe ; le jambon est l’ami de l’homme, quand il en a. Cependant je ne repousserais pas ce faisan.

— Je le crois bien, c’est le plat des têtes couronnées.

Et comme en continuant leur chemin ils rencontrèrent de joyeuses processions qui rentraient pour fêter Momus, Bacchus, Comus et toutes les gourmandes divinités en us, ils se demandèrent l’un à l’autre quel était le seigneur Gamache dont on célébrait les noces avec une si grande profusion de victuailles.

Marcel fut le premier qui se rappela la date et la fête du jour.

— C’est aujourd’hui réveillon, dit-il.

— Te souviens-tu de celui que nous avons fait l’an dernier ? fit Rodolphe.

— Oui, répondit Marcel, chez Momus. C’est Barbemuche qui l’a payé. Je n’aurais jamais supposé qu’une femme aussi délicate que Phémie pût contenir autant de saucisson.

— Quel malheur que Momus nous ait retiré nos entrées, dit Rodolphe.

— Hélas ! dit Marcel, les calendriers se suivent et ne se ressemblent pas.

— Est-ce que tu ne ferais pas bien réveillon ? demanda Rodolphe.

— Avec qui et avec quoi ? répliqua le peintre.

— Avec moi, donc.

— Et de l’or ?

— Attends un peu, dit Rodolphe, je vais entrer dans ce café où je connais des gens qui jouent gros jeu. J’emprunterai quelques sesterces à un favorisé de la chance, et je rapporterai de quoi arroser une sardine ou un pied de cochon.