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ÉPILOGUE DES AMOURS DE RODOLPHE ET DE MIMI.

une foule bruyante qui s’en vint dans la soirée prendre d’assaut les boutiques des charcutiers, des rôtisseurs et des épiciers. Les garçons de comptoir, eussent-ils eu cent bras comme Briarée, n’auraient pu suffire à servir les chalands qui s’arrachaient les provisions. On faisait la queue chez les boulangers comme aux jours de disette. Les marchands de vins écoulaient les produits de trois vendanges, et un statisticien habile aurait eu peine à nombrer le chiffre des jambonneaux et des saucissons qui se débitèrent chez le célèbre Borel de la rue Dauphine. Dans cette seule soirée, le père Cretaine, dit Petit-Pain, épuisa dix-huit éditions de ses gâteaux au beurre. Pendant toute la nuit, des clameurs bruyantes s’échappaient des maisons garnies dont les fenêtres flamboyaient, et une atmosphère de kermesse emplissait le quartier.

On célébrait l’antique solennité du réveillon.

Ce soir-là, sur les dix heures, Marcel et Rodolphe rentraient chez eux assez tristement. En remontant la rue Dauphine, ils aperçurent une grande affluence dans la boutique d’un charcutier marchand de comestibles, et ils s’arrêtèrent un instant aux carreaux, tantalisés par le spectacle des odorantes productions gastronomiques ; les deux bohèmes ressemblaient, dans leur contemplation, à ce personnage d’un roman espagnol, qui faisait maigrir les jambons rien qu’en les regardant.

— Ceci s’appelle une dinde truffée, disait Marcel en indiquant une magnifique volaille laissant voir, à travers son épiderme rosé et transparent, les tubercules périgourdins dont elle était farcie. J’ai vu des gens impies manger de cela sans se mettre à genoux devant, ajouta le peintre en jetant sur la dinde des regards capables de la faire rôtir.

— Et que penses-tu de ce modeste gigot de pré-salé ? ajouta Rodolphe. Comme c’est beau de couleur, on le dirait fraîchement décroché de cette boutique de charcutier qu’on voit dans un tableau de Jordaëns. Ce gigot est le mets favori des dieux, et de madame Chandelier, ma marraine.

— Vois un peu ces poissons, reprit Marcel en montrant des truites, ce sont les plus habiles nageurs de la race aquatique. Ces petites bêtes, qui ont l’air de n’avoir aucune prétention, pourraient pourtant s’amasser des rentes en faisant