Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
280
SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.


La houille pétillait ; en chauffant sur les cendres,
La bouilloire chantait son refrain régulier,
Et faisait un orchestre au bal des salamandres
Qui voltigeaient dans le foyer.

Feuilletant un roman, paresseuse et frileuse,
Tandis que tu fermais tes yeux ensommeillés,
Moi je rajeunissais ma jeunesse amoureuse,
Mes lèvres sur tes mains et mon cœur à tes pieds.

Aussi, quand on entrait, la porte ouverte à peine,
On sentait le parfum d’amour et de gaîté
Dont notre chambre était du matin au soir pleine,
Car le bonheur aimait notre hospitalité.

Puis l’hiver s’en alla ; par la fenêtre ouverte,
Le printemps un matin vint nous donner l’éveil,
Et ce jour-là tous deux dans la campagne verte
Nous allâmes courir au-devant du soleil.

C’était le vendredi de la sainte semaine,
Et, contre l’ordinaire, il faisait un beau temps,
Du val à la colline, et du bois à la plaine,
D’un pied leste et joyeux, nous courûmes longtemps.

Fatigués cependant par ce pèlerinage,
Dans un lieu qui formait un divan naturel
Et d’où l’on pouvait voir au loin le paysage,
Nous nous sommes assis en regardant le ciel.

Les mains pressant les mains, épaule contre épaule,
Et sans savoir pourquoi, l’un et l’autre oppressés,
Notre bouche s’ouvrit sans dire une parole,
Et nous nous sommes embrassés.

Près de nous l’hyacinthe avec la violette
Mariaient leur parfum qui montait dans l’air pur ;
Et nous vîmes tous deux, en relevant la tête,
Dieu qui nous souriait à son balcon d’azur.

Aimez-vous, disait-il ; c’est pour rendre plus douce
La route où vous marchez que j’ai fait sous vos pas
Dérouler en tapis le velours de la mousse.
Embrassez-vous encor, — je ne regarde pas.