Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
278
SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

sette pleine de cœur. Enfin ! Nous ne serons peut-être pas toujours des jeunes gens affolés de créatures du diable.

— Hélas ! répliqua Rodolphe, il n’est pas besoin de dire à la jeunesse : Va-t’en.

— C’est vrai, dit Marcel, mais il y a des jours où je voudrais être un honnête vieillard, membre de l’Institut, décoré de plusieurs ordres, et revenu des Musettes de ce monde. Le diable m’emporte si j’y retournerais ! Et toi, ajouta l’artiste en riant, aimerais-tu avoir soixante ans ?

— Aujourd’hui, répondit Rodolphe, j’aimerais mieux avoir soixante francs.

Peu de jours après, mademoiselle Mimi, étant entrée dans un café avec le jeune vicomte Paul, ouvrit une Revue où se trouvaient imprimés les vers que Rodolphe avait faits pour elle.

— Bon ! s’écria-t-elle en riant d’abord, voilà encore mon amant Rodolphe qui dit du mal de moi dans les journaux.

Mais quand elle eut achevé la pièce de vers, elle resta silencieuse et toute rêveuse. Le vicomte Paul, devinant qu’elle songeait à Rodolphe, essaya de l’en distraire.

— Je t’achèterai des pendants d’oreilles, lui dit-il.

— Ah ! dit Mimi, vous avez de l’argent, vous !

— Et un chapeau de paille d’Italie, continua le vicomte Paul.

— Non, dit Mimi, si vous voulez me faire plaisir, achetez-moi ça.

Et elle lui montrait la livraison où elle venait de lire la poésie de Rodolphe.

— Ah ! pour cela, non, fit le vicomte piqué.

— C’est bien, répondit Mimi froidement. Je l’achèterai moi-même, avec de l’argent que je gagnerai moi-même. Au fait, j’aime mieux que ce ne soit pas avec le vôtre.

Et pendant deux jours Mimi retourna dans son ancien atelier de fleuriste, où elle gagna de quoi acheter la livraison. Elle apprit par cœur la poésie de Rodolphe ; et, pour faire enrager le vicomte Paul, elle la répétait toute la journée à ses amis. Voici quels étaient ces vers :

Alors que je voulais choisir une maîtresse
Et qu’un jour le hasard fit rencontrer nos pas,