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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

les choses de la terre ? S’il avait beaucoup souffert à cause d’elle, cette souffrance n’était-elle point l’expiation des joies immenses qu’elle lui avait données ? N’était-ce point la vengeance ordinaire de la destinée humaine, qui interdit le bonheur absolu comme une impiété ? Si la loi chrétienne pardonne à ceux qui ont beaucoup aimé, c’est aussi parce qu’ils auront beaucoup souffert, et l’amour terrestre ne devient une passion divine qu’à la condition de se purifier dans les larmes. De même qu’on s’enivre à respirer l’odeur des roses fanées, de même Rodolphe s’enivrait encore en revivant par le souvenir de cette vie d’autrefois, où chaque jour amenait une élégie nouvelle, un drame terrible, une comédie grotesque. Il repassait par toutes les phases de son étrange amour pour la chère absente, depuis leur lune de miel jusqu’aux orages domestiques qui avaient déterminé leur dernière rupture ; il se rappelait le répertoire de toutes les ruses de son ancienne maîtresse, il redisait tous ses mots. Il la voyait tourner autour de lui dans leur petit ménage, fredonnant sa chanson de Ma mie Annette, et accueillant avec la même gaieté insoucieuse les bons et les mauvais jours. Et en fin de compte il arrivait à se dire que la raison avait toujours eu tort en amour. En effet, qu’avait-il gagné à cette rupture ? Au temps où il vivait avec Mimi, celle-ci le trompait, il était vrai ; mais s’il le savait, c’était sa faute, après tout, et parce qu’il se donnait un mal infini pour l’apprendre, parce qu’il passait son temps à l’affût des preuves, et que lui-même aiguisait les poignards qu’il s’enfonçait dans le cœur. D’ailleurs, Mimi n’était-elle pas assez adroite pour lui démontrer au besoin que c’était lui qui se trompait ? Et puis, avec qui lui était-elle infidèle ? C’était le plus souvent avec un châle, avec un chapeau, avec des choses et non avec des hommes. Cette tranquillité, ce calme qu’il avait espérés en se séparant de sa maîtresse, les avait-il retrouvés après son départ ? Hélas ! non. Il n’y avait de moins qu’elle dans la maison. Autrefois sa douleur pouvait s’épancher, il pouvait s’emporter en injures, en représentations, il pouvait montrer tout ce qu’il souffrait, et exciter la pitié de celle qui causait ses souffrances. Et maintenant sa douleur était solitaire, sa jalousie était devenue de la rage ; car autrefois il pouvait du moins, quand il avait des soupçons, empêcher Mimi de sortir, la garder près de lui,