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ÉPILOGUE DES AMOURS DE RODOLPHE ET DE MIMI.

imposée par sa volonté. « Oh ! Rien ne vous vaut, s’écriait-il, rien ne vous égale, voluptueuses fatigues du labeur, qui faites trouver si doux les matelas du far niente. Ni les satisfactions de l’amour-propre, ni celles que procure la fortune, ni les fiévreuses pamoisons étouffées sous les rideaux lourds des alcôves mystérieuses, rien ne vaut et n’égale cette joie honnête et calme, ce légitime contentement de soi-même que le travail donne aux laborieux comme un premier salaire. » Et les yeux toujours fixés sur ces visions qui continuaient à lui retracer les scènes des époques disparues, il remontait les six étages de toutes les mansardes où son existence aventureuse avait campé, et où la Muse, son seul amour d’alors, fidèle et persévérante amie, l’avait suivi toujours, faisant bon ménage avec la misère, et n’interrompant jamais sa chanson d’espérance. Mais voici qu’au milieu de cette existence régulière et tranquille apparaissait brusquement la figure d’une femme ; et en la voyant entrer dans cette demeure où elle avait été jusque-là reine unique et maîtresse, la Muse du poëte se levait tristement et livrait la place à la nouvelle venue en qui elle avait deviné une rivale, Rodolphe hésitait un instant entre la Muse à qui son regard semblait dire reste, tandis qu’un geste attractif adressé à l’étrangère lui disait viens. Et comment la repousser, cette créature charmante qui venait à lui, armée de toutes les séductions d’une beauté dans son aube ? Bouche mignonne et lèvre rose, parlant un langage naïf et hardi, plein de promesses câlines ; comment refuser sa main à cette petite main blanche aux veines bleues, qui s’étendait vers lui toute pleine de caresses ? Comment dire va-t’en à ces dix-huit ans fleuris dont la présence embaumait déjà la maison d’un parfum de jeunesse et de gaieté ? Et puis, de sa douce voix tendrement émue, elle chantait si bien la cavatine de la tentation ! Par ses yeux vifs et brillants, elle disait si bien : Je suis l’amour ; par ses lèvres où fleurissait le baiser : Je suis le plaisir ; par toute sa personne enfin : Je suis le bonheur, que Rodolphe s’y laissait prendre. Et d’ailleurs cette jeune femme, après tout, n’était-ce pas la poésie vivante et réelle, ne lui avait-il pas dû ses plus fraîches inspirations ? ne l’avait-elle pas souvent initié à des enthousiasmes qui l’emportaient si haut dans l’éther de la rêverie, qu’il perdait de vue