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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

lignes dans lesquelles une vieille idée plus fatiguée que le Juif errant, et mal vêtue de haillons empruntés aux friperies littéraires, dansait lourdement sur la corde roide du paradoxe. En relisant ces lignes, Rodolphe demeurait consterné comme un homme qui voit pousser des orties dans la plate-bande où il a cru semer des roses. Il déchirait alors la page où il venait d’égrener ces chapelets de niaiseries, et la foulait aux pieds avec rage.

— Allons, disait-il en se frappant la poitrine à l’endroit du cœur, la corde est cassée, résignons-nous. Et comme depuis longtemps une semblable déception succédait à toutes ses tentatives de travail, il fut pris d’une de ces langueurs découragées qui font trébucher les orgueils les plus robustes et abrutissent les intelligences les plus lucides. Rien n’est plus terrible, en effet, que ces luttes solitaires qui s’engagent quelquefois entre l’artiste obstiné et l’art rebelle, rien n’est plus émouvant que ces emportements alternées d’invocations tour à tour suppliantes et impératives adressées à la muse dédaigneuse ou fugitive.

Les plus violentes angoisses humaines, les plus profondes blessures faites au vif du cœur ne causent pas une souffrance qui approche de celle qu’on éprouve dans ces heures d’impatience et de doute si fréquentes pour tous ceux qui se livrent au périlleux métier de l’imagination.

À ces violentes crises succédaient de pénibles abattements ; Rodolphe restait alors pendant des heures entières comme pétrifié dans une immobilité hébétée. Les coudes appuyés sur sa table, les yeux fixement arrêtés sur l’espace lumineux que le rayon de sa lampe décrivait au milieu de cette feuille de papier, « champ de bataille » où son esprit était vaincu quotidiennement et où sa plume s’était fourbue à poursuivre l’insaisissable idée, il voyait défiler lentement, pareils aux figures des chambres magiques dont on amuse les enfants, de fantastiques tableaux qui déroulaient devant lui le panorama de son passé. C’étaient d’abord les jours laborieux où chaque heure du cadran sonnait l’accomplissement d’un devoir, les nuits studieuses passées en tête-à-tête avec la Muse qui venait parer de ses féeries sa pauvreté solitaire et patiente. Et il se rappelait alors avec envie l’orgueilleuse béatitude qui l’enivrait jadis lorsqu’il avait achevé la tâche