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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

la voix vous crie : ding, ding, ding ! C’est l’heure des affaires, quitte ton rêve charmant, échappe aux caresses de tes visions (et quelquefois à celles des réalités). Mets ton chapeau, tes bottes, il fait froid, il pleut, va-t’en à tes affaires, c’est l’heure, ding, ding… C’est déjà bien assez d’avoir l’almanach… Que ma pendule reste donc paralysée, sinon…

Et tout en monologuant ainsi, il examinait sa nouvelle demeure et se sentait agité par cette secrète inquiétude qu’on éprouve presque toujours en entrant dans un nouveau logement.

— Je l’ai remarqué, pensait-il, les lieux que nous habitons exercent une influence mystérieuse sur nos pensées, et par conséquent sur nos actions. Cette chambre est froide et silencieuse comme un tombeau. Si jamais la gaieté chante ici, c’est qu’on l’amènera du dehors ; et encore elle n’y restera pas longtemps, car les éclats de rire mourraient sans échos sous ce plafond bas, froid et blanc comme un ciel de neige. Hélas ! quelle sera ma vie entre ces quatre murs ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, peu de jours après, cette chambre si triste était pleine de clartés et résonnait de joyeuses clameurs ; on y pendait la crémaillère, et de nombreux flacons expliquaient l’humeur gaie des convives. Rodolphe lui-même s’était laissé gagner par la bonne humeur contagieuse de ses convives. Isolé dans un coin avec une jeune femme venue là par hasard et dont il s’était emparé, le poëte madrigalisait avec elle de la parole et des mains. Vers la fin de la fête, il avait obtenu un rendez-vous pour le lendemain.

— Allons, se dit-il lorsqu’il fut seul, la soirée n’a pas été trop mauvaise, et ce n’est pas mal inaugurer mon séjour ici.

Le lendemain, à l’heure convenue, arriva mademoiselle Juliette. La soirée se passa seulement en explications. Juliette avait appris la récente rupture de Rodolphe avec cette fille aux yeux bleus qu’il avait tant aimée ; elle savait qu’après l’avoir quittée déjà une fois, Rodolphe l’avait reprise, et elle craignait d’être la victime d’un nouveau revenez-y de l’amour.

— C’est que, voyez-vous, ajouta-t-elle avec un joli geste