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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

et tu m’aimes aussi. Cette poitrine blanche est l’enveloppe d’un cœur qui a toute sa juvénilité ; je t’aime et tu m’aimes ! Tu es belle, tu es jeune ! Au fond de tous tes vices, il y a de l’amour. Je t’aime et tu m’aimes ! »

Puis à la fin, oh ! bien à la fin toujours, lorsque, après avoir eu beau nous mettre de triples bandeaux sur les yeux, nous nous apercevons que nous sommes nous-mêmes la dupe de nos erreurs, nous chassons la misérable qui la veille a été notre idole ; nous lui reprenons les voiles d’or de notre poésie, que nous allons le lendemain jeter de nouveau sur les épaules d’une inconnue, qui passe sur-le-champ à l’état d’idole auréolée : et voilà comme nous sommes tous, de monstrueux égoïstes, d’ailleurs, qui aimons l’amour pour l’amour ; vous me comprenez, n’est-ce pas ? et nous buvons cette divine liqueur dans le premier vase venu.

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?

— C’est aussi vrai que deux et deux font quatre, ce que vous dites-là, dit Rodolphe au poëte.

— Oui, répondit celui-ci, c’est vrai et triste comme la moitié et demie des vérités. Bonsoir.

Deux jours après, mademoiselle Mimi apprit que Rodolphe avait une nouvelle maîtresse. Elle ne s’informa que d’une chose, savoir : s’il lui embrassait aussi souvent les mains qu’à elle.

— Aussi souvent, répondit Marcel. De plus, il lui embrasse les cheveux les uns après les autres, et ils doivent rester ensemble jusqu’à ce qu’il ait fini.

— Ah ! répondit Mimi en passant ses mains dans sa chevelure, c’est bien heureux qu’il n’ait pas imaginé de m’en faire autant, nous serions restés ensemble toute la vie. Est-ce que vous croyez que c’est bien vrai qu’il ne m’aime plus du tout, vous ?

— Peuh !… Et vous, l’aimez-vous encore ?

— Moi, je ne l’ai jamais aimé de ma vie.

— Si, Mimi, si, vous l’avez aimé, à ces heures où le cœur des femmes change de place. Vous l’avez aimé, et ne vous en défendez pas, car c’est votre justification.

— Ah ! bah ! dit Mimi, voilà qu’il en aime une autre, maintenant.