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MIMI A DES PLUMES.

ture avec mademoiselle Mimi ; les terreurs qui l’avaient assailli lorsqu’elle était partie ; comment il s’était désolé parce qu’il avait pensé qu’avec elle elle emportait tout ce qui lui restait de jeunesse, de passion ; et comment, deux jours après, il avait reconnu qu’il s’était trompé, en sentant les poudres de son cœur, inondées par tant de sanglots et de larmes, se réchauffer, s’allumer et faire explosion sous le premier regard de jeunesse et de passion que lui avait lancé la première femme qu’il avait rencontrée. Il lui raconta cet envahissement subit et impérieux que l’oubli avait fait en lui, sans même qu’il eût appelé au secours de sa douleur, et comment cette douleur était morte, ensevelie dans cet oubli.

— Est-ce point un miracle que tout cela ? disait-il au poëte, qui, sachant par cœur et par expérience tous les douloureux chapitres des amours brisés, lui répondit :

— Eh ! non, mon ami, il n’y a point de miracle plus pour vous que pour les autres. Ce qui vous arrive m’est arrivé. Les femmes que nous aimons, lorsqu’elles deviennent nos maîtresses, cessent pour nous d’être ce qu’elles sont réellement. Nous ne les voyons pas seulement avec les yeux de l’amant, nous les voyons aussi avec les yeux du poëte. Comme un peintre jette sur un mannequin la pourpre impériale ou le voile étoilé d’une vierge sacrée, nous avons toujours des magasins de manteaux rayonnants et de robes de lin pur, que nous jetons sur les épaules de créatures inintelligentes, maussades ou méchantes ; et quand elles ont ainsi revêtu le costume sous lequel nos amantes idéales passaient dans l’azur de nos rêveries, nous nous laissons prendre à ce déguisement ; nous incarnons notre rêve dans la première femme venue, à qui nous parlons notre langue et qui ne nous comprend pas.

Cependant que cette créature, aux pieds de laquelle nous vivons prosternés, s’arrache elle-même la divine enveloppe, sous laquelle nous l’avions cachée, pour mieux nous faire voir sa mauvaise nature et ses mauvais instincts ; cependant qu’elle nous met la main à la place de son cœur, où rien ne bat plus, où rien n’a jamais battu peut-être ; cependant qu’elle écarte son voile et nous montre ses yeux éteints, et sa bouche pâle, et ses traits flétris, nous lui remettons son voile et nous nous écrions : « Tu mens ! tu mens ! Je t’aime