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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

— Un des convives avait amené une femme, une jeune femme, délaissée aussi depuis peu par un amant. On lui conta mon histoire, ce fut un de mes amis, un garçon qui joue fort bien sur le violoncelle du sentiment. Il parla à cette jeune veuve des qualités de mon cœur, ce pauvre défunt que nous allions enterrer, et l’invita à boire à son repos éternel. Allons donc, dit-elle en élevant son verre, je bois à sa santé, au contraire ; et elle me lança un coup d’œil, un coup d’œil à réveiller un mort, comme on dit, et c’était ou jamais l’occasion de dire ainsi, car elle n’avait pas achevé son toast que je sentis mon cœur chanter aussitôt l’O Filii de la Résurrection. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ?

— Belle question !… comment se nomme-t-elle ?

— Je l’ignore encore, je ne lui demanderai son nom qu’au moment où nous signerons notre contrat. Je sais bien que je ne suis pas dans les délais légaux au point de vue de certaines gens ; mais voilà, je sollicite près de moi-même, et je m’accorde les dispenses. Ce que je sais, c’est que ma future m’apportera en dot la gaieté, qui est la santé de l’esprit, et la santé, qui est la gaieté du corps.

— Elle est jolie ?

— Très-jolie, de couleur surtout ; on dirait qu’elle se débarbouille le matin avec la palette de Watteau.


Elle est blonde, mon cher, et ses regards vainqueurs
Allument l’incendie aux quatre coins des cœurs.


Témoin le mien.

— Une blonde ? vous m’étonnez.

— Oui, j’ai assez de l’ivoire et de l’ébène, je passe au blond ; et Rodolphe se mit à chanter en gambadant :


Et nous chanterons à la ronde,
Si vous voulez,

Que je l’adore, et qu’elle est blonde
Comme les blés.


— Pauvre Mimi, dit l’ami, sitôt oubliée !

Ce nom, jeté dans la gaieté de Rodolphe, donna subitement un autre tour à la conversation. Rodolphe prit son ami par le bras, et lui raconta longuement les causes de sa rup-