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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

possible ; mais voici pourquoi : c’est que j’attendais aujourd’hui mon tailleur qui devait m’apporter un habit neuf, et il n’est point venu ; voilà, voilà pourquoi je suis ennuyé.

— Mauvais, mauvais, dit l’autre en riant.

— Point mauvais ; bon, au contraire, très-bon, excellent même. Suivez mon raisonnement, et vous allez voir.

— Voyons, dit le poëte, je vous écoute ; prouvez-moi un peu comment on peut raisonnablement avoir l’air si attristé, parce qu’un tailleur vous manque de parole. Allez, allez, je vous attends.

— Eh ! dit Rodolphe, vous savez bien que les petites causes produisent les plus grands effets. Je devais, ce soir, faire une visite très-importante, et je ne la puis faire à cause que je n’ai pas mon habit. Y êtes-vous ?

— Point. Il n’y a pas jusqu’ici motif suffisant à désolation. Vous êtes désolé… parce que… enfin. Vous êtes très-bête de faire des poses avec moi. Voilà mon opinion.

— Mon ami, dit Rodolphe, vous êtes bien obstiné ; il y a toujours de quoi être désolé lorsqu’on manque un bonheur ou tout au moins un plaisir, parce que c’est presque toujours autant de perdu, et qu’on a souvent bien tort de dire, à propos de l’un ou de l’autre, je te rattraperai une autre fois. Je me résume ; j’avais, ce soir, un rendez-vous avec une femme jeune ; je devais la rencontrer dans une maison d’où je l’aurais peut-être ramenée chez moi, si ç’avait été plus court que d’aller chez elle, et même si ç’avait été le plus long. Dans cette maison il y avait une soirée, dans une soirée on ne va qu’en habit ; je n’ai pas d’habit, mon tailleur devait m’en apporter un ; il ne me l’apporte pas, je ne vais pas à la soirée, je ne rencontre pas la jeune femme, qui est peut-être rencontrée par un autre ; je ne la ramène ni chez moi ni chez elle, où elle est peut-être ramenée par un autre. Donc, comme je vous disais, je manque un bonheur ou un plaisir ; donc je suis désolé, donc j’en ai l’air, et c’est tout naturel.

— Soit, dit l’ami ; donc un pied dehors d’un enfer, vous remettez l’autre pied dans un autre, vous ; mais, mon bon ami, quand je vous ai trouvé là, dans la rue, vous m’aviez tout l’air de faire le pied de grue.

— Je le faisais aussi parfaitement.