Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
256
SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

pour son miroir même. Rien en lui, du reste, ne semblait faire craindre qu’il fût dans l’intention de se précipiter dans les abîmes du néant, comme mademoiselle Mimi en faisait courir le bruit avec toutes sortes d’hypocrisies condoléantes. Rodolphe était en effet parfaitement calme ; il écoutait, sans que les plis de son visage se dérangeassent, les récits qui lui étaient faits sur la nouvelle et somptueuse existence de sa maîtresse, qui se plaisait à le faire renseigner sur son compte par une jeune femme qui était restée sa confidente, et qui avait occasion de voir Rodolphe presque tous les soirs.

— Mimi est très-heureuse avec le vicomte Paul, disait-on au poëte, elle en paraît follement amourachée ; une seule chose l’inquiète, elle craint que vous ne veniez troubler sa tranquillité par des poursuites qui, du reste, seraient dangereuses pour vous, car le vicomte adore sa maîtresse et il a deux ans de salle d’armes.

— Oh ! oh ! répondait Rodolphe, qu’elle dorme donc bien tranquille, je n’ai aucunement envie d’aller répandre du vinaigre dans les douceurs de sa lune de miel. Quant à son jeune amant, il peut parfaitement laisser sa dague au clou, comme Gastibelza, l’homme à la carabine. Je n’en veux aucunement aux jours d’un gentilhomme qui a encore le bonheur d’être en nourrice chez les illusions.

Et comme on ne manquait pas de rapporter à Mimi l’attitude avec laquelle son ancien amant recevait tous ces détails de son côté, elle n’oubliait pas de répondre en haussant les épaules :

— C’est bon, c’est bon, on verra dans quelques jours ce que tout cela deviendra.

Cependant, et plus que toute autre personne, Rodolphe était lui-même fort étonné de cette soudaine indifférence, qui, sans passer par les transitions ordinaires de la tristesse et de la mélancolie, succédait aux orageuses tempêtes qui l’agitaient encore quelques jours auparavant. L’oubli, si lent à venir, surtout pour les désolés d’amour, l’oubli qu’ils appellent à grands cris, et qu’à grands cris ils repoussent quand ils le sentent approcher d’eux ; cet impitoyable consolateur avait subitement, tout à coup, et sans qu’il eût pu s’en défendre, envahi le cœur de Rodolphe, et le nom de la