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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

sur ma tête pour me garantir du froid ; il ôta cette cravate sans parler.

— Pourquoi ôtes-tu cela ? lui demandai-je, j’ai froid.

— Oh ! Mimi, me dit-il alors, je t’en prie, cela ne te coûtera guère, remets, pour cette nuit, ton petit bonnet rayé.

C’était un bonnet de nuit en indienne rayée, blanc et brun. Rodolphe aimait beaucoup à me voir ce bonnet, cela lui rappelait quelques belles nuits, car c’était ainsi que nous comptions nos beaux jours. En pensant que c’était la dernière fois que j’allais dormir auprès de lui, je n’osai pas refuser de satisfaire son caprice ; je me relevai, et j’allai prendre mon bonnet rayé qui était au fond d’un de mes paquets : par mégarde, j’oubliai de replacer le paravent ; Rodolphe s’en aperçut, et cacha les paquets, comme il avait déjà fait.

— Bonsoir, me dit-il. — Bonsoir, lui répondis-je.

Je croyais qu’il allait m’embrasser, et je ne l’aurais pas empêché, mais il prit seulement ma main, qu’il porta à ses lèvres. Vous savez, Marcel, combien il était fort pour m’embrasser les mains. J’entendis claquer ses dents, et je sentis son corps froid comme un marbre. Il serrait toujours ma main, et il avait placé sa tête sur mon épaule, qui ne tarda pas à être toute mouillée. Rodolphe était dans un état affreux. Il mordait les draps du lit, pour ne pas crier ; mais j’entendais bien des sanglots sourds, et je sentais toujours ses larmes couler sur mes épaules, qu’elles brûlaient d’abord, et qu’elles glaçaient ensuite. En ce moment-là, j’eus besoin de tout mon courage ; et il m’en a fallu, allez. Je n’avais qu’un mot à dire, je n’avais qu’à retourner la tête : ma bouche aurait rencontré celle de Rodolphe, et nous nous serions raccommodés encore une fois. Ah ! un instant, j’ai vraiment cru qu’il allait mourir entre mes bras, ou que tout au moins il allait devenir fou, comme il faillit le devenir une fois, vous rappelez-vous ? J’allais céder, je le sentais ; j’allais revenir la première, j’allais l’enlacer dans mes bras, car il faudrait vraiment n’avoir point d’âme pour rester insensible devant de pareilles douleurs. Mais je me souvins des paroles qu’il m’avait dites la veille : « Tu n’as point de cœur si tu restes avec moi, car je ne t’aime plus. » Ah ! en me rappelant ces duretés, j’aurais vu Rodolphe près d’expirer et il n’aurait