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MIMI A DES PLUMES.

pont Neuf, et que vous fatiguiez par d’éternelles interrogations. Encore une fois, n’avais-je pas raison dans mes prophéties, et me croiriez-vous maintenant si je vous disais que vous n’en resterez pas là ? si je vous disais qu’en prêtant l’oreille j’entends déjà sourdre, dans les profondeurs de votre avenir, le piétinement et les hennissements des chevaux attelés à un coupé bleu, conduit par un cocher poudré qui abaisse le marchepied devant vous en disant : « Où va Madame ? » Me croiriez-vous encore si je vous disais aussi que plus tard… ah ! le plus tard possible, mon Dieu ! atteignant le but d’une ambition que vous avez longtemps caressée, vous tiendrez une table d’hôte à Belleville ou aux Batignolles, et vous serez courtisée par de vieux militaires et des Céladons à la réforme, qui viendront faire chez vous des lansquenets et des baccarats clandestins ? Mais avant d’arriver à cette époque où le soleil de votre jeunesse aura déjà décliné, croyez-moi, chère enfant, vous userez encore bien des aunes de soie et de velours ; bien des patrimoines sans doute se fondront aux creusets de vos fantaisies ; vous fanerez bien des fleurs sur votre front, bien des fleurs sous vos pieds ; bien des fois vous changerez de blason. On verra tour à tour briller sur votre tête le tortil des baronnes, la couronne des comtesses et le diadème emperlé des marquises ; vous prendrez pour devise : Inconstance, et vous saurez, selon le caprice ou la nécessité, satisfaire, chacun à son tour ou même à la fois, tous ces nombreux adorateurs qui s’en viendront faire la queue dans l’antichambre de votre cœur comme on fait la queue à la porte d’un théâtre où l’on joue une pièce en vogue. Allez donc, allez devant vous, l’esprit allégé de souvenirs, remplacés par des ambitions ; allez, la route est belle, et nous la souhaitons longtemps douce à vos pieds ; mais nous souhaitons surtout que toutes ces somptuosités, ces belles toilettes ne deviennent pas trop tôt le linceul où s’ensevelira votre gaieté. »

Ainsi parlait le peintre Marcel à la jeune mademoiselle Mimi, qu’il venait de rencontrer trois ou quatre jours après son second divorce avec le poëte Rodolphe. Bien qu’il se fût efforcé de mettre une sourdine aux railleries qui parsemaient son horoscope, mademoiselle Mimi ne fut point dupe des belles paroles de Marcel, et comprit parfaitement que,