Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
248
SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

avez posé le pied sur l’escalier des grandeurs ; la porte de vos rêves s’est enfin ouverte à deux battants devant vos pas, et voici que vous venez d’y entrer victorieuse et triomphante. J’étais bien sûr que vous finiriez ainsi une nuit ou l’autre. Il fallait que ce fût, d’ailleurs ; vos mains blanches étaient faites pour la paresse, et appelaient depuis longtemps l’anneau d’une alliance aristocratique. Enfin vous avez un blason ! Mais nous préférons encore celui que la jeunesse donnait à votre beauté, qui, par vos yeux bleus et votre visage pâle, semblait écarteler d’azur sur champ de lis. Noble ou vilaine, allez, vous êtes toujours charmante ; et je vous ai bien reconnue quand vous passiez l’autre soir dans la rue, pied rapide et finement chaussé, aidant d’une main gantée le vent à soulever les volants de votre robe nouvelle, un peu pour ne point la salir, beaucoup pour laisser voir vos jupons brodés et vos bas transparents. Vous aviez un chapeau d’un style merveilleux, et vous paraissiez même plongée dans une profonde perplexité à propos du voile en riche dentelle qui flottait sur ce riche chapeau. Embarras bien grave, en effet ! car il s’agissait de savoir lequel valait le mieux et était le plus profitable à votre coquetterie, de porter ce voile baissé ou relevé. En le portant baissé, vous risquiez de n’être pas reconnue par ceux de vos amis que vous auriez pu rencontrer, et qui, certes, auraient passé dix fois près de vous sans se douter que cette opulente enveloppe cachait mademoiselle Mimi. D’un autre côté, en portant ce voile relevé, c’était lui qui risquait de ne pas être vu, et alors, à quoi bon l’avoir ? Vous avez spirituellement tranché la difficulté, en baissant et en relevant tour à tour de dix pas en dix pas, ce merveilleux tissu, tramé sans doute dans ces contrées d’arachnides qu’on appelle les Flandres, et qui, à lui tout seul, a coûté plus cher que toute votre ancienne garde-robe… Ah ! Mimi !… Pardon… Ah ! madame la vicomtesse ! j’avais bien raison, vous le voyez, quand je vous disais : Patience, ne désespérez pas ; l’avenir est gros de cachemires, d’écrins brillants, de petits soupers, etc. Vous ne vouliez pas me croire, incrédule ! Eh bien, mes prédictions se sont pourtant réalisées, et je vaux bien, je l’espère, votre Oracle des Dames, un petit sorcier in-dix-huit que vous aviez acheté cinq sous à un bouquiniste du