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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

— J’ai froid, dit machinalement Musette en s’approchant de la cheminée.

— Ah ! dit Marcel, nous avions fait si bon feu !

— Oui, dit Musette en regardant sur la table les débris du festin qui servait depuis cinq jours ; je viens trop tard.

— Pourquoi ? fit Marcel.

— Pourquoi ? dit Musette… en rougissant un peu. Et elle s’assit sur les genoux de Marcel ; elle tremblait toujours et ses mains étaient violettes.

— Tu n’étais donc pas libre ? lui demanda Marcel bas à l’oreille.

— Moi ! pas libre ! s’écria la belle fille. Ah ! Marcel ! je serais assise au milieu des étoiles, dans le paradis du bon Dieu, et tu me ferais un signe, que je descendrais auprès de toi. Moi ! pas libre !… Elle se remit à trembler.

— Il y a cinq chaises ici, dit Rodolphe, c’est un nombre impair, sans compter que la cinquième est d’une forme ridicule. Et brisant la chaise contre le mur, il en jeta les morceaux dans la cheminée. Le feu ressuscita soudain en flamme claire et joyeuse ; puis, faisant un signe à Colline et à Schaunard, le poëte les emmena avec lui.

— Où allez-vous ? demanda Marcel.

— Nous allons acheter du tabac, répondirent-ils.

— À la Havane, ajouta Schaunard en faisant un signe d’intelligence à Marcel, qui le remercia du regard.

— Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ? demanda-t-il de nouveau à Musette lorsqu’ils furent seuls.

— C’est vrai, je suis un peu en retard…

— Cinq jours pour passer le pont Neuf ! Tu as donc pris par les Pyrénées ? dit Marcel.

Musette baissa la tête et demeura silencieuse.

— Ah ! méchante fille ! reprit mélancoliquement l’artiste en frappant légèrement avec la main sur le corsage de sa maîtresse. Qu’est-ce que tu as donc là-dessous ?

— Tu le sais bien, repartit vivement celle-ci.

— Mais qu’as-tu fait depuis que je t’ai écrit ?

— Ne m’interroge pas ! reprit vivement Musette en l’embrassant à plusieurs reprises ; ne me demande rien ! laisse-moi me chauffer à côté de toi pendant qu’il fait froid. Tu vois, j’avais mis ma plus belle robe pour venir… Ce pauvre