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LES FANTAISIES DE MUSETTE.

régnait dans la chambre, que remplissait une atmosphère pantagruélique. Sur un banc presque entier de coquilles d’huîtres était couchée une armée de bouteilles de divers formats. La table était chargée de débris de toute nature, et une forêt brûlait dans la cheminée.

Le sixième jour, Colline, qui était l’ordonnateur des cérémonies, rédigea, comme il le faisait tous les matins, le menu du déjeuner, du dîner, du goûter et du souper, et le soumit à l’appréciation de ses amis, qui le revêtirent chacun de son paraphe, en signe d’acquiescement.

Mais lorsque Colline ouvrit le tiroir qui servait de caisse, afin de prendre l’argent nécessaire à la consommation du jour, il recula de deux pas, et devint blême comme le spectre de Banquo.

— Qu’y a-t-il ? demandèrent nonchalamment les autres.

— Il y a, qu’il n’y a plus que trente sous, dit le philosophe.

— Diable ! diable ! firent les autres, ça va causer des remaniements dans notre menu. Enfin, trente sous bien employés !… C’est égal, nous aurons difficilement des truffes.

Quelques instants après, la table était servie. On y voyait trois plats dressés avec beaucoup de symétrie :

Un plat de harengs ;
Un plat de pommes de terre ;
Un plat de fromage.

Dans la cheminée fumaient deux petits tisons gros comme le poing.

Au dehors la neige tombait toujours.

Les quatre bohèmes se mirent à table et déployèrent gravement leurs serviettes.

— C’est singulier, disait Marcel, ce hareng a un goût de faisan.

— Ça tient à la manière dont je l’ai arrangé, répliqua Colline ; le hareng a été méconnu.

En ce moment, une joyeuse chanson montait l’escalier, et s’en vint frapper à la porte. Marcel, qui n’avait pu s’empêcher de tressaillir, courut ouvrir.

Musette lui sauta au cou, et le tint embrassé pendant cinq minutes. Marcel la sentit trembler dans ses bras.

— Qu’as-tu ? lui demanda-t-il.