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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

dit-il en tendant la quittance à Marcel, qui, ne pouvant parer l’attaque, rompit encore une fois et recommença avec son créancier la scène de don Juan avec M. Dimanche.

— Vous avez, je crois, des propriétés dans les départements ? demanda-t-il.

— Oh ! répondit le propriétaire, fort peu ; une petite maison en Bourgogne, une ferme, peu de chose, mauvais rapport… les fermiers ne payent pas… Aussi, ajouta-t-il en allongeant toujours sa quittance, cette petite rentrée arrive à merveille… C’est soixante francs, comme vous savez.

— Soixante, oui, fit Marcel en se dirigeant vers la cheminée, où il prit trois pièces d’or. Nous disons soixante, et il posa les trois louis sur la table, à quelque distance du propriétaire.

— Enfin ! murmura celui-ci, dont le visage s’éclaircit soudain, et il posa également sa quittance sur la table.

Schaunard, Colline et Rodolphe examinaient la scène avec inquiétude.

— Parbleu ! Monsieur, fit Marcel, puisque vous êtes Bourguignon, vous ne refuserez pas de dire deux mots à un compatriote.

Et faisant sauter le bouchon d’une bouteille de vieux mâcon, il en versa un plein verre au propriétaire.

— Ah ! parfait, dit celui-ci… Je n’en ai jamais bu de meilleur.

— C’est un de mes oncles que j’ai par là-bas, et qui m’en envoie quelques paniers de temps en temps.

Le propriétaire s’était levé et allongeait la main vers l’argent placé devant lui, quand Marcel l’arrêta de nouveau.

— Vous ne refuserez pas de me faire raison encore une fois, dit-il en versant encore à boire et en forçant le créancier à trinquer avec lui et avec les trois autres bohèmes.

Le propriétaire n’osa pas refuser. Il but de nouveau, posa son verre, et se disposait encore à prendre l’argent, quand Marcel s’écria :

— Au fait, Monsieur, il me vient une idée. Je me trouve un peu riche en ce moment. Mon oncle de Bourgogne m’a envoyé un supplément à ma pension. Je craindrais de dissiper cet argent. Vous savez, la jeunesse est folle… Si cela ne vous contrarie pas, je vous payerai un terme d’avance.