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LES FANTAISIES DE MUSETTE.

d’entrer un instant chez cette femme pour attendre que le temps lui permît de continuer sa route.

Quand Musette entra chez madame Sidonie, elle y trouva une nombreuse compagnie. On y continuait un lansquenet commencé depuis trois jours.

— Ne vous dérangez pas, dit Musette, je ne fais qu’entrer et sortir.

— Tu as reçu la lettre de Marcel ? lui dit bas à l’oreille madame Sidonie.

— Oui, répondit Musette, merci ; je vais chez lui ; il m’invite à dîner. Veux-tu venir avec moi ? tu t’amuseras bien.

— Eh ! non, je ne peux pas, fit Sidonie en montrant la table de jeu, et mon terme ?

— Il y a six louis, dit tout haut le banquier qui tenait les cartes.

— J’en fais deux ! s’écria madame Sidonie.

— Je ne suis pas fier, je pars pour deux, répondit le banquier, qui avait déjà passé plusieurs fois. Roi et as. Je suis flambé ! continua-t-il en faisant tomber les cartes, tous les rois sont morts…

— On ne parle pas politique, fit un journaliste.

— Et l’as est l’ennemi de ma famille, acheva le banquier, qui retourna encore un roi. Vive le roi ! s’écria-t-il. Ma mie Sidonie, envoyez-moi deux louis.

— Mets-les dans ta mémoire, fit Sidonie, furieuse d’avoir perdu.

— Ça fait cinq cents francs que vous me devez, petite, dit le banquier. Vous irez à mille. Je passe la main.

Sidonie et Musette causaient tout bas. La partie continua.

À peu près à la même heure, on se mettait à table chez les bohèmes. Pendant tout le repas Marcel parut inquiet. Chaque fois qu’on entendait un bruit de pas dans l’escalier, on le voyait tressaillir.

— Qu’est-ce que tu as ? demandait Rodolphe ; on dirait que tu attends quelqu’un. Ne sommes-nous pas au complet ?

Mais à un certain regard que l’artiste lui lança, le poëte comprit quelle était la préoccupation de son ami.

— C’est vrai, pensa-t-il en lui-même, nous ne sommes pas au complet.