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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.


XIX

LES FANTAISIES DE MUSETTE.


On se rappelle peut-être comment le peintre Marcel vendit au juif Médicis son fameux tableau du Passage de la mer Rouge, qui devait aller servir d’enseigne à la boutique d’un marchand de comestibles. Le lendemain de cette vente, qui avait été suivie d’un fastueux souper offert par le juif aux bohèmes, comme appoint au marché, Marcel, Schaunard, Colline et Rodolphe se réveillèrent fort tard le matin. Encore étourdis les uns et les autres par les fumées de l’ivresse de la veille, ils ne se ressouvinrent plus d’abord de ce qui s’était passé ; et comme l’Angelus de midi sonnait à une église prochaine, ils s’entre-regardèrent tous trois avec un sourire mélancolique.

— Voici la cloche aux sons pieux qui appelle l’humanité au réfectoire, dit Marcel.

— En effet, reprit Rodolphe, c’est l’heure solennelle où les honnêtes gens passent dans la salle à manger.

— Il faudrait pourtant voir à devenir d’honnêtes gens, murmura Colline, pour qui c’était tous les jours la Saint-Appétit.

— Ah ! les boîtes au lait de ma nourrice, ah ! les quatre repas de mon enfance, qu’êtes-vous devenus ? ajouta Schaunard ; qu’êtes-vous devenus ? répéta-t-il sur un motif plein d’une mélancolie rêveuse et douce.

— Dire qu’il y a à cette heure, à Paris, plus de cent mille côtelettes sur le gril ! fit Marcel.

— Et autant de biftecks ! ajouta Rodolphe.

Comme une ironique antithèse, pendant que les quatre amis se posaient les uns aux autres le terrible problème quotidien du déjeuner, les garçons d’un restaurant qui était