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LE MANCHON DE FRANCINE.

poitrine à l’endroit du cœur, il ajouta : Vite et vite, il faut rallumer le feu là-dedans ; ébauchez sans retard une petite passion, et les idées vous reviendront.

— Ah ! dit Jacques, j’ai trop aimé Francine.

— Ça ne vous empêchera pas de l’aimer toujours. Vous l’embrasserez sur les lèvres d’une autre.

— Oh ! dit Jacques ; seulement, si je pouvais rencontrer une femme qui lui ressemblât !… Et il quitta Rodolphe tout rêveur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Six semaines après, Jacques avait retrouvé toute sa verve, rallumée aux doux regards d’une jolie fille qui s’appelait Marie, et dont la beauté maladive rappelait un peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli en effet que cette jolie Marie, qui avait dix-huit ans moins six semaines, comme elle ne manquait jamais de le dire. Ses amours avec Jacques étaient nées au clair de la lune, dans le jardin d’un bal champêtre, au son d’un violon aigre, d’une contre-basse phthisique et d’une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l’avait rencontrée un soir, où il se promenait gravement autour de l’hémicycle réservé à la danse. En le voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonné jusqu’au cou, les bruyantes et jolies habituées de l’endroit, qui connaissaient l’artiste de vue, se disaient entre elles :

— Que vient faire ici ce croque-mort ? Y a-t-il donc quelqu’un à enterrer ?

Et Jacques marchait toujours isolé, se faisant intérieurement saigner le cœur aux épines d’un souvenir dont l’orchestre augmentait la vivacité, en exécutant une contredanse joyeuse qui sonnait aux oreilles de l’artiste, triste comme un De Profundis. Ce fut au milieu de cette rêverie qu’il aperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et entendit à trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il s’approcha de la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles elle répondit ; il lui offrit son bras pour faire un tour de jardin, elle accepta. Il lui dit qu’il la trouvait jolie comme un ange, elle se le fit répéter deux fois ; il lui vola des pommes vertes qui pendaient aux arbres du jardin, elle les croqua avec délices en faisant entendre ce rire sonore