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LE MANCHON DE FRANCINE.

servir de cadre à la flamme. L’atelier de Jacques étant trop petit, il demanda et obtint, pour exécuter son œuvre, une pièce dans l’hôtel encore inhabité. On lui avança même une assez forte somme sur le prix convenu de son travail. Jacques commença par rembourser à son ami le médecin l’argent que celui-ci lui avait prêté lorsque Francine était morte ; puis il courut au cimetière, pour y faire cacher sous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse.

Mais le printemps était venu avant Jacques, et sur la tombe de la jeune fille mille fleurs croissaient au hasard parmi l’herbe verdoyante. L’artiste n’eut pas le courage de les arracher, car il pensa que ces fleurs renfermaient quelque chose de son amie. Comme le jardinier lui demandait ce qu’il devait faire des roses et des pensées qu’il avait apportées, Jacques lui ordonna de les planter sur une fosse voisine nouvellement creusée, pauvre tombe d’un pauvre, sans clôture, et n’ayant pour signe de reconnaissance qu’un morceau de bois piqué en terre, et surmonté d’une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de la douleur d’un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu’il était entré. Il regardait avec une curiosité pleine de joie ce beau soleil printanier, le même qui avait tant de fois doré les cheveux de Francine lorsqu’elle courait dans la campagne, fauchant les prés avec ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes pensées chantait dans le cœur de Jacques. En passant devant un petit cabaret du boulevard extérieur, il se rappela qu’un jour, ayant été surpris par l’orage, il était entré dans ce bouchon avec Francine, et qu’ils y avaient dîné. Jacques entra et se fit servir à dîner sur la même table. On lui donna du dessert dans une soucoupe à vignettes ; il reconnut la soucoupe et se souvint que Francine était restée une demi-heure à deviner le rébus qui y était peint ; et il se ressouvint aussi d’une chanson qu’avait chantée Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet, qui ne coûte pas bien cher, et qui contient plus de gaieté que de raisin. Mais cette crue de doux souvenirs réveillait son amour sans réveiller sa douleur. Accessible à la superstition, comme tous les esprits poétiques et rêveurs, Jacques s’imagina que c’était Francine qui, en l’entendant marcher tout à l’heure auprès d’elle, lui avait envoyé cette bouffée de bons souvenirs à