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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

cordes et descendue dans la fosse. L’homme alla retirer les cordes et sortit du trou, puis, aidé d’un de ses camarades, il prit une pelle et commença à jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée. On y planta une petite croix de bois.

Au milieu de ses sanglots, le médecin entendit Jacques qui laissait échapper ce cri d’égoïsme :

— Ô ma jeunesse ! c’est vous qu’on enterre !

Jacques faisait partie d’une société appelée les Buveurs d’eau, et qui paraissait avoir été fondée en vue d’imiter le fameux cénacle de la rue des Quatre-Vents, dont il est question dans le beau roman du Grand Homme de province. Seulement, il existait une grande différence entre les héros du cénacle et les buveurs d’eau, qui, comme tous les imitateurs, avaient exagéré le système qu’ils voulaient mettre en application. Cette différence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. De Balzac, les membres du cénacle finissent par atteindre le but qu’ils se proposaient, et prouvent que tout système est bon qui réussit ; tandis qu’après plusieurs années d’existence la société des Buveurs d’eau s’est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que le nom d’aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attester de leur existence.

Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la société des Buveurs devinrent moins fréquents. Les nécessités d’existence avaient forcé l’artiste à violer certaines conditions, signées et jurées solennellement par les Buveurs d’eau, le jour où la société avait été fondée.

Perpétuellement juchés sur les échasses d’un orgueil absurde, ces jeunes gens avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu’ils ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l’art, c’est-à-dire que, malgré leur misère mortelle, aucun d’eux ne voulait faire de concession à la nécessité. Ainsi, le poëte Melchior n’aurait jamais consenti à abandonner ce qu’il appelait sa lyre, pour écrire un prospectus commercial ou une profession de foi. C’était bon pour le poëte Rodolphe, un propre à rien qui était bon à tout, et qui ne laissait jamais passer une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus n’importe avec quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n’eût jamais voulu salir ses pinceaux à faire le portrait d’un tailleur tenant un perroquet sur