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LE MANCHON DE FRANCINE.

Jacques commença à trembler et un sanglot étouffé monta jusqu’à ses lèvres.

— Apporte les bougies, cria-t-il à son ami, et viens me tenir la sébile. L’un des flambeaux fut posé à la tête du lit, de façon à répandre toute sa clarté sur le visage de la poitrinaire ; l’autre bougie fut placée au pied. À l’aide d’un pinceau trempé dans l’huile d’olive, l’artiste oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu’il arrangea ainsi que Francine faisait le plus habituellement.

— Comme cela elle ne souffrira pas quand nous lui enlèverons le masque, murmura Jacques à lui-même.

Ces précautions prises, et après avoir disposé la tête de la morte dans une attitude favorable, Jacques commença à couler le plâtre par couches successives jusqu’à ce que le moule eût atteint l’épaisseur nécessaire. Au bout d’un quart d’heure l’opération était terminée et avait complétement réussi.

Par une étrange particularité, un changement s’était opéré sur le visage de Francine. Le sang, qui n’avait pas eu le temps de se glacer entièrement, réchauffé sans doute par la chaleur du plâtre, avait afflué vers les régions supérieures, et un nuage aux transparences rosées se mêlait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les paupières, qui s’étaient soulevées lorsqu’on avait enlevé le moule, laissaient voir l’azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait recéler une vague intelligence ; et des lèvres, entr’ouvertes par un sourire commencé, semblait sortir, oubliée dans le dernier adieu, cette dernière parole qu’on entend seulement avec le cœur.

Qui pourrait affirmer que l’intelligence finit absolument là où commence l’insensibilité de l’être ? Qui peut dire que les passions s’éteignent et meurent juste avec la dernière pulsation du cœur qu’elles ont agité ? L’âme ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement captive dans le corps vêtu déjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison charnelle, épier un moment les regrets et les larmes ? Ceux qui s’en vont ont tant de raisons pour se défier de ceux qui restent !

Au moment où Jacques songeait à conserver ses traits par les moyens de l’art, qui sait ? une pensée d’outre-vie était peut-être revenue réveiller Francine dans son premier sommeil du repos sans fin. Peut-être s’était-elle rappelé que