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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

Ils rentrèrent tous deux fort tard le soir ; la voisine força Jacques à manger un peu.

— Oui, dit-il, je le veux bien ; j’ai froid, et j’ai besoin de prendre un peu de force, car j’aurai à travailler cette nuit.

La voisine et le médecin ne comprirent pas.

Jacques se mit à table et mangea si précipitamment quelques bouchées qu’il faillit s’étouffer. Alors il demanda à boire. Mais en portant son verre à sa bouche, Jacques le laissa tomber à terre. Le verre qui s’était brisé avait réveillé dans l’esprit de l’artiste un souvenir qui réveillait lui-même sa douleur un instant engourdie. Le jour où Francine était venue pour la première fois chez lui, la jeune fille, qui était déjà souffrante, s’était trouvée indisposée, et Jacques lui avait donné à boire un peu d’eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu’ils demeurèrent ensemble, ils en avaient fait une relique d’amour.

Dans les rares instants de richesse, l’artiste achetait pour son amie une ou deux bouteilles d’un vin fortifiant dont l’usage lui était prescrit, et c’était dans ce verre que Francine buvait la liqueur où sa tendresse puisait une gaieté charmante.

Jacques resta plus d’une demi-heure à regarder, sans rien dire, les morceaux épars de ce fragile et cher souvenir, et il lui semblait que son cœur aussi venait de se briser et qu’il en sentait les éclats déchirer sa poitrine. Lorsqu’il fut revenu à lui, il ramassa les débris du verre et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine d’aller lui chercher deux bougies et de faire monter un seau d’eau par le portier.

— Ne t’en va pas, dit-il au médecin qui n’y songeait aucunement, j’aurai besoin de toi tout à l’heure.

On apporta l’eau et les bougies ; les deux amis restèrent seuls.

— Que veux-tu faire ? dit le médecin en voyant Jacques qui, après avoir versé de l’eau dans une sébile en bois, y jetait du plâtre fin à poignées égales.

— Ce que je veux faire, dit l’artiste, ne le devines-tu pas ? je vais mouler la tête de Francine ; et comme je manquerais de courage si je restais seul, tu ne t’en iras pas.

Jacques alla ensuite tirer les rideaux du lit et abaissa le drap qu’on avait jeté sur la figure de la morte. La main de