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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

lui conseilla de ne plus tarder, si elle voulait le connaître.

Elle rencontra Jacques et elle l’aima. Leur liaison dura six mois. Ils s’étaient pris au printemps, ils se quittèrent à l’automne. Francine était poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi : quinze jours après s’être mis avec la jeune fille, il l’avait appris d’un de ses amis qui était médecin. Elle s’en ira aux feuilles jaunes, avait dit celui-ci.

Francine avait entendu cette confidence, et s’aperçut du désespoir qu’elle causait à son ami.

— Qu’importent les feuilles jaunes ? lui disait-elle, en mettant tout son amour dans un sourire ; qu’importe l’automne, nous sommes en été et les feuilles sont vertes : profitons-en, mon ami… quand tu me verras prête à m’en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m’embrassant et tu me défendras de m’en aller. Je suis obéissante, tu sais, et je resterai.

Et cette charmante créature traversa ainsi pendant cinq mois les misères de la vie de bohème, la chanson et le sourire aux lèvres. Pour Jacques, il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent : Francine va plus mal, il lui faut des soins. Alors Jacques battait tout Paris pour trouver de quoi faire faire l’ordonnance du médecin ; mais Francine n’en voulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par les fenêtres. La nuit, lorsqu’elle était prise par la toux, elle sortait de la chambre et allait sur le carré pour que Jacques ne l’entendît point.

Un jour qu’ils étaient allés tous les deux à la campagne, Jacques aperçut un arbre dont le feuillage était jaunissant. Il regarda tristement Francine qui marchait lentement et un peu rêveuse.

Francine vit Jacques pâlir, et elle devina la cause de sa pâleur.

— Tu es bête, va, lui dit-elle en l’embrassant, nous ne sommes qu’en juillet ; jusqu’à octobre, il y a trois mois ; en nous aimant nuit et jour, comme nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons à passer ensemble. Et puis, d’ailleurs, si je me sens plus mal aux feuilles jaunes, nous irons demeurer dans un bois de sapins : les feuilles sont toujours vertes.

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