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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

de la rue de la Tour-d’Auvergne, où ils étaient emménagés en même temps au terme d’avril.

L’artiste et la jeune fille restèrent huit jours avant d’entamer ces relations de voisinage qui sont presque toujours forcées lorsqu’on habite sur le même carré ; cependant, sans avoir échangé une seule parole, ils se connaissaient déjà l’un l’autre. Francine savait que son voisin était un pauvre diable d’artiste, et Jacques avait appris que sa voisine était une petite couturière sortie de sa famille pour échapper aux mauvais traitements d’une belle-mère. Elle faisait des miracles d’économie pour mettre, comme on dit, les deux bouts ensemble ; et comme elle n’avait jamais connu le plaisir, elle ne l’enviait point. Voici comment ils en vinrent tous deux à passer par la commune loi de la cloison mitoyenne. Un soir du mois d’avril, Jacques rentra chez lui harassé de fatigue, à jeun depuis le matin et profondément triste, d’une de ces tristesses vagues qui n’ont point de cause précise, et qui vous prennent partout, à toute heure, espèce d’apoplexie du cœur à laquelle sont particulièrement sujets les malheureux qui vivent solitaires. Jacques, qui se sentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la fenêtre pour respirer un peu. La soirée était belle, et le soleil couchant déployait ses mélancoliques féeries sur les collines de Montmartre. Jacques resta pensif à sa croisée, écoutant le chœur ailé des harmonies printanières qui chantaient dans le calme du soir, et cela augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau qui jeta un croassement, il songea au temps où les corbeaux apportaient du pain à Élie, le pieux solitaire, et il fit cette réflexion que les corbeaux n’étaient plus si charitables. Puis, n’y pouvant plus tenir, il ferma sa fenêtre, tira le rideau ; et comme il n’avait pas de quoi acheter de l’huile pour sa lampe, il alluma une chandelle de résine qu’il avait rapportée d’un voyage à la Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus triste, il bourra sa pipe.

— Heureusement que j’ai encore assez de tabac pour cacher le pistolet, murmura-t-il, et il se mit à fumer.

Il fallait qu’il fût bien triste ce soir-là, mon ami Jacques, pour qu’il songeât à cacher le pistolet. C’était sa ressource suprême dans les grandes crises, et elle lui réussissait assez