Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
204
SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

mort d’épuisement au mois de mars 1844, à l’hôpital Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.

J’ai connu Jacques à l’hôpital, où j’étais moi-même détenu par une longue maladie. Jacques avait, comme je l’ai dit, l’étoffe d’un grand talent, et pourtant il ne s’en faisait point accroire. Pendant les deux mois que je l’ai fréquenté, et durant lesquels il se sentait bercé dans les bras de la mort, je ne l’ai point entendu se plaindre une seule fois, ni se livrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule l’artiste incompris. Il est mort sans pose, en faisant l’horrible grimace des agonisants. Cette mort me rappelle même une des scènes les plus atroces que j’aie jamais vues dans ce caravansérail des douleurs humaines. Son père, instruit de l’événement, était venu pour réclamer le corps et avait longtemps marchandé pour donner les trente-six francs réclamés par l’administration. Il avait marchandé aussi pour le service de l’église, et avec tant d’instance, qu’on avait fini par lui rabattre six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bière, l’infirmier enleva la serpillière de l’hôpital et demanda à un des amis du défunt qui se trouvait là de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui n’avait pas le sou, alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une colère atroce, et demanda si on n’avait pas fini de l’ennuyer.

La sœur novice qui assistait à ce monstrueux débat jeta un regard sur le cadavre et laissa échapper cette tendre et naïve parole :

— Oh ! Monsieur, on ne peut pas l’enterrer comme cela, ce pauvre garçon : il fait si froid ; donnez-lui au moins une chemise, qu’il n’arrive pas tout nu devant le bon Dieu.

Le père donna cinq francs à l’ami pour avoir une chemise, mais il lui recommanda d’aller chez un fripier de la rue Grange-aux-Belles qui vendait du linge d’occasion.

— Cela coûtera moins cher, ajouta-t-il.

Cette cruauté du père de Jacques me fut expliquée plus tard ; il était furieux que son fils eût embrassé la carrière des arts, et sa colère ne s’était pas apaisée, même devant un cercueil.

Mais je suis bien loin de mademoiselle Francine et de son manchon. J’y reviens : mademoiselle Francine avait été la première et unique maîtresse de Jacques, qui n’était pour-