Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/204

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
192
SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

pourquoi ni comment, sont cotées des prix fous sur le turf de la galanterie, et dont le nom est inscrit sur les menus des soupers de gentilshommes, où elles servent de dessert vivant. De nos jours, cela pose un chrétien d’être vu avec une de ces païennes, qui souvent n’ont d’antique que leur acte de naissance. Quand elles sont jolies, le mal n’est pas grand, après tout : le plus qu’on risque, c’est d’être mis sur la paille pour les avoir mises dans le palissandre. Mais quand leur beauté s’achète à l’once chez les parfumeurs et ne résiste pas à trois gouttes d’eau versées sur un chiffon, quand leur esprit tient dans un couplet de vaudeville, et leur talent dans le creux de la main d’un claqueur, on a peine à s’expliquer comment des gens distingués, ayant quelquefois un nom, de la raison et un habit à la mode, se laissent emporter, par amour du lieu commun, à élever jusqu’au terre-à-terre du caprice le plus banal, des créatures dont leur Frontin ne voudrait pas faire sa Lisette.

L’actrice en question était du nombre de ces beautés du jour. Elle s’appelait Dolorès et se disait Espagnole, bien qu’elle fut née dans cette Andalousie parisienne qui s’appelle la rue Coquenard. Quoiqu’il n’y ait pas dix minutes de la rue Coquenard à la rue de Provence, elle avait mis sept ou huit ans pour faire le chemin. Sa prospérité avait commencé au fur et à mesure de sa décadence personnelle. Ainsi, le jour où elle fit poser sa première fausse dent, elle eut un cheval, et deux chevaux le jour où elle fit poser la seconde. Actuellement elle menait grand train, logeait dans un Louvre, tenait le milieu de la chaussée les jours de Longchamp, et donnait des bals où tout Paris assistait. Le tout Paris de ces dames ? c’est-à-dire cette collection d’oisifs courtisans de tous les ridicules et de tous les scandales ; le tout Paris joueur de lansquenet et de paradoxes, les fainéants de la tête et du bras, tueurs de leur temps et de celui des autres ; les écrivains qui se font hommes de lettres pour utiliser les plumes que la nature leur a mises sur le dos ; les bravi de la débauche, les gentilshommes biseautés, les chevaliers d’ordre mystérieux, toute la bohème hantée, venue on ne sait d’où et y retournant ; toutes les créatures notées et annotées ; toutes les filles d’Ève qui vendaient jadis le fruit maternel sur un éventaire, et qui le débitent maintenant dans des boudoirs ;