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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

— Écoutez, Messieurs, dit Schaunard en prenant un air grave et en s’asseyant entre ses deux amis, il ne faut pas nous dissimuler aux uns et aux autres qu’avant d’être membres de l’Institut et contribuables, nous avons encore pas mal de pain de seigle à manger, et la miche quotidienne est dure à pétrir. D’un autre côté, nous ne sommes pas seuls ; comme le ciel nous a créés sensibles, chacun de nous s’est choisi une chacune, à qui il a offert de partager son sort.

— Précédé d’un hareng, interrompit Marcel.

— Or, continua Schaunard, tout en vivant avec la plus stricte économie, quand on ne possède rien, il est difficile de mettre de côté, surtout si l’on a toujours un appétit plus grand que son assiette.

— Où veux-tu en venir ?… demanda Rodolphe.

— À ceci, reprit Schaunard, que, dans la situation actuelle, nous aurions tort les uns et les autres de faire les dédaigneux, lorsqu’il se présente, même en dehors de notre art, une occasion de mettre un chiffre devant le zéro qui constitue notre apport social !

— Eh bien ! dit Marcel, auquel de nous peux-tu reprocher de faire le dédaigneux ? Tout grand peintre que je serai un jour, n’ai-je pas consenti à consacrer mes pinceaux à la reproduction picturale de guerriers français qui me payent avec leur sou de poche ? Il me semble que je ne crains pas de descendre de l’échelle de ma grandeur future.

— Et moi, reprit Rodolphe, ne sais-tu pas que depuis quinze jours je compose un poëme didactique médico-chirurgical-osanore pour un dentiste célèbre qui subventionne mon inspiration à raison de quinze sous la douzaine d’alexandrins, un peu plus cher que les huîtres ?… Cependant, je n’en rougis pas ; plutôt que de voir ma Muse rester les bras croisés, je lui ferais volontiers mettre le Conducteur parisien en romances. Quand on a une lyre… que diable ! C’est pour s’en servir… Et puis Mimi est altérée de bottines.

— Alors, reprit Schaunard, vous ne m’en voudrez pas quand vous saurez de quelle source est sorti le pactole dont j’attends le débordement.

Voici quelle était l’histoire des deux cents francs de Schaunard.

Il y avait environ une quinzaine de jours, il était entré chez