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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

à l’institut les jours de séance. Cette idée me sourit.

Quelques jours après, et comme Marcel avait déjà oublié ses terribles plans de vengeance contre ses persécuteurs, il reçut la visite du père Médicis. On appelait ainsi dans le cénacle un juif nommé Salomon et qui, à cette époque, était très-connu de toute la bohème artistique et littéraire, avec qui il était en perpétuels rapports. Le père Médicis négociait dans tous les genres de bric-à-brac. Il vendait des mobiliers complets depuis douze francs jusqu’à mille écus. Il achetait tout et savait le revendre avec bénéfice. La banque d’échange de M. Proudhon est bien peu de chose comparée au système appliqué par Médicis, qui possédait le génie du trafic à un degré auquel les plus habiles de sa religion n’étaient point arrivés jusque-là. Sa boutique, située place du Carrousel, était un lieu féerique où l’on trouvait toute chose à souhait. Tous les produits de la nature, toutes les créations de l’art, tout ce qui sort des entrailles de la terre et du génie humain, Médicis en faisait un objet de négoce. Son commerce touchait à tout, absolument à tout ce qui existe, il travaillait même dans l’idéal. Médicis achetait des idées pour les exploiter lui-même ou les revendre. Connu de tous les littérateurs et de tous les artistes, intime de la palette et familier de l’écritoire, c’était l’Asmodée des arts. Il vous vendait des cigares contre un plan de feuilleton, des pantoufles contre un sonnet, de la marée fraîche contre des paradoxes ; il causait à l’heure avec les écrivains chargés de raconter dans les gazettes les cancans du monde ; il vous procurait des places dans les tribunes des parlements, et des invitations pour les soirées particulières ; il logeait à la nuit, à la semaine ou au mois les rapins errants, qui le payaient en copies faites au Louvre d’après les maîtres. Les coulisses n’avaient point de mystères pour lui. Il vous faisait recevoir des pièces dans les théâtres ; il vous obtenait des tours de faveur. Il avait dans la tête un exemplaire de l’Almanach des vingt-cinq mille adresses, et connaissait la demeure, les noms et les secrets de toutes les célébrités, même obscures.

Quelques pages copiées dans le brouillard de sa tenue de livres pourront, mieux que toutes les explications les plus détaillées, donner une idée de l’universalité de son commerce.