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LE PASSAGE DE LA MER ROUGE.

alors Musette eut une idée ; et, profitant de la rencontre d’une autre patrouille, elle manifesta une nouvelle terreur.

— On va se battre, s’écria-t-elle ; je n’oserai jamais rentrer chez moi. Marcel, mon ami, mène-moi chez une de mes amies qui doit demeurer dans ton quartier.

En traversant le pont neuf, Musette poussa un éclat de rire.

— Qu’y a-t-il ? demanda Marcel.

— Rien ! dit Musette ; je me rappelle que mon amie est déménagée ; elle demeure aux Batignolles.

En voyant arriver Marcel et Musette, bras dessus, bras dessous, Rodolphe ne fut pas étonné.

— Ces amours mal enterrées, dit-il, c’est toujours comme ça !



XVI

LE PASSAGE DE LA MER ROUGE.


Depuis cinq ou six ans, Marcel travaillait à ce fameux tableau qu’il affirmait devoir représenter le Passage de la mer Rouge et, depuis cinq ou six ans, ce chef-d’œuvre de couleur était refusé avec obstination par le jury. Aussi, à force d’aller et de revenir de l’atelier de l’artiste au Musée, et du Musée à l’atelier, le tableau connaissait si bien le chemin, que, si on l’eût placé sur des roulettes, il eût été en état de se rendre tout seul au Louvre. Marcel, qui avait refait dix fois, et du haut en bas remanié cette toile, attribuait à une hostilité personnelle des membres du jury l’ostracisme qui le repoussait annuellement du salon carré ; et, dans ses moments perdus, il avait composé en l’honneur des cerbères de l’Institut un petit dictionnaire d’injures, avec des illustrations d’une férocité aiguë. Ce recueil, devenu célèbre, avait obtenu dans les ateliers et à l’école des Beaux-