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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

commun en mépris. Accusés de vanités exagérées, ils répondaient en étalant fièrement le programme de leur ambition ; et, ayant la conscience de leur valeur, ils ne s’abusaient pas sur eux-mêmes.

Depuis tant d’années qu’ils marchaient ensemble dans la même vie, mis souvent en rivalité par nécessité d’état, ils ne s’étaient pas quitté la main et avaient passé, sans y prendre garde, sur les questions personnelles d’amour-propre, toutes les fois qu’on avait essayé d’en élever entre eux pour les désunir. Ils s’estimaient d’ailleurs les uns les autres juste ce qu’ils valaient ; et l’orgueil, qui est le contre-poison de l’envie, les préservait de toutes les petites jalousies de métier.

Cependant, après six mois de vie en commun, une épidémie de divorce s’abattit tout à coup sur les ménages.

Schaunard ouvrit la marche. Un jour, il s’aperçut que Phémie, teinturière, avait un genou mieux fait que l’autre ; et comme, en fait de plastique, il était d’un purisme austère, il renvoya Phémie, lui donnant pour souvenir la canne avec laquelle il lui faisait de si fréquentes observations. Puis il retourna demeurer chez un parent qui lui offrait un logement gratis.

Quinze jours après, Mimi quittait Rodolphe pour monter dans les carrosses du jeune vicomte Paul, l’ancien élève de Carolus Barbemuche, qui lui avait promis des robes couleur du soleil.

Après Mimi, ce fut Musette qui prit la clef des champs et rentra à grand bruit dans l’aristocratie du monde galant, qu’elle avait quitté pour suivre Marcel.

Cette séparation eut lieu sans querelle, sans secousse, sans préméditation. Née d’un caprice qui était devenu de l’amour, cette liaison fut rompue par un autre caprice.

Un soir du carnaval, au bal masqué de l’Opéra, où elle était allée avec Marcel, Musette eut pour vis-à-vis dans une contredanse un jeune homme qui autrefois lui avait fait la cour. Ils se reconnurent et, tout en dansant, échangèrent quelques paroles. Sans le vouloir peut-être, en instruisant ce jeune homme de sa vie présente, laissa-t-elle échapper un regret sur sa vie passée. Tant fut-il qu’à la fin du quadrille, Musette se trompa ; et, au lieu de donner la main à Marcel