Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
DONEC GRATUS…

Si d’aventure la paix régnait dans les ménages, les autres locataires n’étaient pas moins victimes de cette concorde passagère. L’indiscrétion des cloisons mitoyennes laissait pénétrer chez eux tous les secrets des ménages bohèmes, et les initiait malgré eux à tous leurs mystères. Aussi, plus d’un voisin préférait-il le casus belli aux ratifications des traités de paix.

Ce fut, à vrai dire, une singulière existence que celle qu’on mena pendant six mois. La plus loyale fraternité se pratiquait sans emphase dans ce cénacle, où tout était à tous et se partageait en entrant, bonne ou mauvaise fortune.

Il y avait dans le mois certains jours de splendeur, où l’on ne serait pas descendu dans la rue sans gants, jours de liesse, où l’on dînait toute la journée. Il y en avait d’autres où l’on serait presque allé à la cour sans bottes, jours de carême où, après n’avoir pas déjeuné en commun, on ne dînait pas ensemble, ou bien l’on arrivait, à force de combinaisons économiques, à réaliser un de ces repas dans lesquels les assiettes et les couverts faisaient relâche, comme disait mademoiselle Mimi.

Mais, chose prodigieuse c’est que, dans cette association où se trouvaient pourtant trois femmes jeunes et jolies, aucune ébauche de discorde ne s’éleva entre les hommes ; ils s’agenouillaient souvent devant les plus futiles caprices de leurs maîtresses, mais pas un d’eux n’eût hésité un instant entre la femme et l’ami.

L’amour naît surtout de la spontanéité ; c’est une improvisation. L’amitié, au contraire, s’édifie pour ainsi dire : c’est un sentiment qui marche avec circonspection ; c’est l’égoïsme de l’esprit, tandis que l’amour c’est l’égoïsme du cœur.

Il y avait six ans que les bohèmes se connaissaient. Ce long espace de temps passé dans une intimité quotidienne avait, sans altérer l’individualité bien tranchée de chacun, amené entre eux un accord d’idées, un ensemble qu’ils n’auraient pas trouvé ailleurs. Ils avaient des mœurs qui leur étaient propres, un langage intime dont les étrangers n’auraient pas su trouver la clef. Ceux qui ne les connaissaient pas particulièrement appelaient leur liberté d’allure du cynisme. Ce n’était pourtant que de la franchise. Esprits rétifs à toute chose imposée, ils avaient tous le faux en haine et le