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MADEMOISELLE MIMI.

bonnets, et les voiles et tous ces chiffons coquets dont elle se parait pour aller faire de l’amour mathématique avec M. César, M. Jérôme, M. Charles, ou tel autre galant du calendrier, alors que vous l’attendiez à votre fenêtre, frissonnant sous les bises et les givres de l’hiver ; au feu, Rodolphe, et sans pitié, tout ce qui lui a appartenu et pourrait encore vous parler d’elle ; au feu les lettres d’amour. Tenez, en voici précisément une, et vous avez pleuré dessus comme une fontaine, ô mon ami infortuné !

« Comme tu ne rentres pas, je sors pour aller chez ma tante ; j’emporte l’argent qu’il y a ici, pour prendre une voiture.— Lucile. » Et ce soir-là, ô Rodolphe, vous n’avez pas dîné, vous en souvenez-vous ? et vous êtes venu chez moi me tirer un feu d’artifice de plaisanteries qui attestaient de la tranquillité de votre esprit. Car vous croyiez Mimi chez sa tante, et si je vous avais dit qu’elle était chez M. César, ou avec un comédien du Montparnasse, vous auriez certainement voulu me couper la gorge. Au feu encore cet autre billet qui a toute la tendresse laconique du premier :

« Je vais me commander des bottines, il faut absolument que tu trouves de l’argent pour que je les aille chercher après-demain. » Ah ! mon ami, ces bottines-là ont dansé bien des contre-danses où vous ne faisiez pas vis-à-vis. À la flamme tous ces souvenirs, et au vent leurs cendres.

Mais d’abord, ô Rodolphe, par amour pour l’humanité et pour la gloire de l’Écharpe d’Iris et du Castor, reprenez les rênes du bon goût que vous aviez abandonnées durant votre souffrance égoïste, sans quoi il peut arriver des choses horribles et dont vous seriez responsable. Nous en reviendrions aux manches à gigot, aux pantalons à petit pont, et on verrait un jour venir à la mode des chapeaux qui fâcheraient l’univers et appelleraient la colère du ciel.

Et maintenant, voici le moment venu de raconter les amours de notre ami Rodolphe avec mademoiselle Lucile, surnommée mademoiselle Mimi. Ce fut au détour de sa vingt-quatrième année, que Rodolphe fut pris subitement au cœur par cette passion, qui eut une grande influence sur sa vie. À l’époque où il rencontra Mimi, Rodolphe menait cette existence accidentée et fantastique que nous avons