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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.


XIV

MADEMOISELLE MIMI


Ô mon ami Rodolphe, qu’est-il donc advenu pour que vous soyez changé ainsi ? Dois-je croire les bruits que l’on rapporte, et ce malheur a-t-il pu abattre à ce point votre robuste philosophie ? Comment pourrai-je, moi, l’historien ordinaire de votre épopée bohème, si pleine d’éclats de rire, comment pourrai-je raconter sur un ton assez mélancolique la pénible aventure qui met un crêpe à votre constante gaieté, et arrête ainsi tout à coup la sonnerie de vos paradoxes ?

Ô Rodolphe, mon ami ! je veux bien que le mal soit grand, mais là, en vérité, ce n’est point de quoi s’aller jeter à l’eau. Donc je vous convie au plus vite à faire une croix sur le passé. Fuyez surtout la solitude peuplée de fantômes qui éterniseraient vos regrets. Fuyez le silence, où les échos des souvenirs seraient encore pleins de vos joies et de vos douleurs passées. Jetez courageusement à tous les vents de l’oubli le nom que vous avez tant aimé, et jetez avec lui tout ce qui vous reste encore de celle-là qui le portait. Boucles de cheveux mordues par les lèvres folles du désir ; flacon de Venise, où dort encore un reste de parfum, qui, en ce moment, serait plus dangereux à respirer pour vous que tous les poisons du monde ; au feu les fleurs, les fleurs de gaze, de soie et de velours ; les jasmins blancs ; les anémones empourprées par le sang d’Adonis, les myosotis bleus, et tous ces charmants bouquets qu’elle composait aux jours lointains de votre court bonheur. Alors, je l’aimais aussi, moi, votre Mimi, et je ne voyais pas de danger à ce que vous l’aimassiez. Mais suivez mon conseil : au feu les rubans, les jolis rubans roses, bleus et jaunes dont elle se faisait des colliers pour agacer le regard ; au feu les dentelles et les