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UNE RÉCEPTION DANS LA BOHÈME.

n’osait pas se mettre à table. Le dîner dura deux heures et demie et fut d’une gaieté ravissante.

Le jeune vicomte Paul marchait avec fureur sur le pied de Mimi qui était sa voisine, et Phémie redemandait quelque chose à chaque service. Schaunard était dans les pampres. Rodolphe improvisait des sonnets et cassait des verres en marquant le rhythme. Colline causait avec Marcel, qui était toujours maussade.

— Qu’as-tu ? lui disait-il.

— Je souffre horriblement des pieds et ça me gêne. Ce Carolus a un pied de petite-maîtresse.

— Mais, dit Colline, il suffira de lui faire comprendre que ça ne peut pas durer comme ça, et qu’à l’avenir il ait à faire faire sa chaussure quelques points plus large ; sois tranquille, j’arrangerai cela. Mais passons au salon, où les liqueurs des îles nous appellent.

La fête recommença avec plus d’éclat. Schaunard se mit au piano et exécuta, avec une verve prodigieuse, sa nouvelle symphonie : la Mort de la jeune Fille. Le beau morceau de la marche du Créancier obtint les honneurs du ter. Il y eut deux cordes brisées au piano.

Marcel était toujours morose, et comme Carolus venait s’en plaindre à lui, l’artiste lui répondit :

— Mon cher Monsieur, nous ne serons jamais amis intimes, et voici pourquoi. Les dissemblances physiques sont presque toujours l’indice certain d’une dissemblance morale, la philosophie et la médecine sont d’accord là-dessus.

— Eh bien ? fit Carolus.

— Eh bien, dit Marcel en montrant ses pieds, votre chaussure, infiniment trop étroite pour moi, m’indique que nous n’avons pas le même caractère ; du reste, votre petite fête était charmante.

À une heure du matin, les bohémiens se retirèrent et rentrèrent chez eux en faisant de longs détours. Barbemuche fut malade et tint des discours insensés à son élève qui, de son côté, rêvait aux yeux bleus de mademoiselle Mimi.