Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
136
SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

duire parmi nous, je considère cette opinion comme attentatoire à ma dignité. J’ai agi dans cette affaire avec la prudence du serpent ; et si un vote motivé ne me conserve pas cette prudence, j’offre ma démission.

— Voudrais-tu poser la question de cabinet ? dit Marcel.

— Je la pose, répondit Colline.

Les trois bohèmes se consultèrent, et d’un commun accord on s’entendit pour restituer au philosophe le caractère de haute prudence qu’il réclamait. Colline laissa ensuite la parole à Marcel, lequel, revenu un peu de ses préventions, déclara qu’il voterait peut-être pour les conclusions du rapporteur. Mais avant de passer au vote définitif qui ouvrirait à Carolus l’intimité de la Bohème, Marcel fit mettre aux voix cet amendement :

« Comme l’introduction d’un nouveau membre dans le cénacle était chose grave, qu’un étranger pouvait y apporter des éléments de discorde, en ignorant les mœurs, les caractères et les opinions de ses camarades, chacun des membres passerait une journée avec ledit Carolus, et se livrerait à une enquête sur sa vie, ses goûts, sa capacité littéraire et sa garde-robe. Les bohémiens se communiqueraient ensuite leurs impressions particulières, et l’on statuerait après sur le refus ou l’admission : en outre, avant cette admission, Carolus devrait subir un noviciat d’un mois, c’est-à-dire qu’il n’aurait pas avant cette époque le droit de les tutoyer et de leur donner le bras dans la rue. Le jour de la réception arrivé, une fête splendide serait donnée aux frais du récipiendaire. Le budget de ces réjouissances ne pourrait pas s’élever à moins de douze francs. »

Cet amendement fut adopté à la majorité de trois voix contre une, celle de Colline, qui trouvait qu’on ne s’en rapportait pas assez à lui, et que cet amendement attentait de nouveau à sa prudence.

Le soir même, Colline alla exprès de très-bonne heure au café, afin d’être le premier à voir Carolus.

Il ne l’attendit pas longtemps. Carolus arriva bientôt, portant à la main trois énormes bouquets de roses.

— Tiens ! dit Colline avec étonnement, que comptez-vous faire de ce jardin ?

— Je me suis souvenu de ce que vous m’avez dit hier,